L’édition augmentée de l’essai la Civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture, de l’historienne Sophie Bessis, paraît fort à propos aux éditions Les Liens qui libèrent. Elle permet d’opposer le vrai savoir universitaire aux élucubrations identitaristes d’un Eric Zemmour qui dans son dernier opus, La messe n’est pas dite chez Fayard, jongle avec les concepts, triture les vérités historiques pour alimenter son projet politique et apparaître en pointe comme l’un des chevaux légers (très léger) de la guerre culturelle menée par l’extrême droite sur tous les fronts. Sophie Bessis s’est penchée sur le libelle du polémiste. Elle est ressortie affligée de la lecture de ce texte, avant tout par le niveau d’inculture qu’il recèle. L’historienne nous reçoit pour remettre les pendules du judéo-christianisme à l’heure. Une heure très récente, en réalité.
D’où vient ce terme «judéo-chrétien», largement utilisé comme un élément identitaire dans le débat public et qui semble être une réalité historique évidente ?
C’est justement cette évidence que j’ai voulu interroger. Le terme de judéo-chrétien est très ancien, mais il est resté longtemps cantonné aux domaines savant et théologique. La question qu’il convient de se poser, c’est pourquoi cette expression est devenue hégémonique depuis une grosse quarantaine d’années dans le langage courant et dans les discours politiques.
A l’aune de l’histoire des idées, c’est très récent…
En effet. Ce binôme est désormais à tel point omniprésent qu’il est devenu l’autre nom de la «civilisation occidentale». Dans les années 1950 et 1960, on apprenait que la civilisation européenne était gréco-latine. Il est donc nécessaire de questionner ce glissement du gréco-latin au judéo-chrétien.
Glissement accompagné ou artificiellement produit pour placer le débat identitaire sur des bases religieuses ?
Effectivement, les années 1980 correspondent chronologiquement à la fin du grand messianisme laïque que le communisme a été et à ce qu’on a appelé le «retour du religieux». Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si l’on remplace la référence à la culture gréco-latine par celle du judéo-christianisme. Certes, comme l’a écrit Emmanuel Lévinas (1906-1995), l’Europe est à la fois fille de la Grèce et de la Bible.
Mais la civilisation européenne, dans la longue période qu’on a appelée la «chrétienté», c’est-à-dire jusqu’à la Révolution française, même si le processus de sécularisation de l’Europe a commencé par la Renaissance, s’est en grande partie construite sur l’antijudaïsme. C’est l’un des paradoxes de la chrétienté que d’avoir puisé aux sources juives tout en construisant la théorie du peuple déicide.
Ce que j’essaie de démontrer dans mon essai est que la première altérité sur laquelle s’est construite la chrétienté a été l’altérité juive. Le juif, jusqu’à l’obtention progressive des droits civiques dans les Etats européens, était l’autre, l’étranger absolu qui venait d’Orient et vers lequel nombre de penseurs européens ont proposé de le renvoyer.
Vous parlez, en évoquant le judéo-christianisme, d’un «mensonge commode»…
Oui, dans la mesure où ce binôme n’aurait pas eu un tel succès s’il n’avait pas été utile à beaucoup de monde et à beaucoup de causes. En premier lieu, il a permis d’occulter près de deux millénaires d’abord d’antijudaïsme et ensuite d’antisémitisme, les deux n’étant pas tout à fait synonymes dans la mesure où l’antijudaïsme a des racines religieuses et que l’Eglise a attendu Vatican II pour rendre aux juifs leur dignité, alors que l’antisémitisme, né au XIXe siècle, est moderne et a remplacé la religion par la race.
En effet, si on est judéo-chrétien, donc en partie juif, on ne peut pas être antisémite. Ce terme qui sature l’espace public jette donc utilement un voile sur cette longue histoire qui, ne l’oublions pas, a abouti à un génocide.
Et ça nous ramène à Eric Zemmour, qui dans un premier temps avait nié, minimisé (il a été condamné pour cela) le rôle de Pétain dans la persécution des Juifs, et qui vient de publier La messe n’est pas dite. Pour un sursaut judéo-chrétien. «Sursaut», ça veut dire que c’était une vieille tradition qu’on aurait oubliée ?
J’ai lu cet opus. Sans vouloir insulter Chateaubriand, l’auteur du fameux Génie du christianisme, monsieur Zemmour aurait pu l’appeler «Apologie du christianisme». Car ce n’est pas tant qu’il défend le judéo-christianisme, puisqu’il est difficile de défendre une expression désormais dépourvue de contenu autre que idéologique. Il veut que l’Europe redevienne chrétienne. Et ce qu’il critique, en réalité, c’est sa laïcisation.
Il voit un danger islamiste et plutôt que de lutter contre l’islamisme par la laïcité ou la sécularisation, il choisit le retour identitaire chrétien ?
C’est cela. Il faut noter au passage que l’auteur de ce pamphlet antimusulman ne connaît pas grand-chose à l’islam, car son texte est rempli de lourdes erreurs factuelles.
L’efficacité rhétorique de la thèse de Zemmour ne repose-t-elle pas sur une ambiguïté réelle qui est que le judaïsme et le christianisme ont su, soit en s’effaçant soit en se modifiant, faire naître les Lumières, laisser naître une société laïque, une société moderne, une société de l’individualisme positif, alors que l’islam n’aurait pas su ?
Il ne donne aucun argument à l’appui de cette thèse et se contente de faire sienne la phrase infiniment répétée de Marcel Gauchet selon lequel le christianisme serait la religion de la sortie de la religion, en reprenant la fameuse parole attribuée à Jésus demandant de rendre à César ce qui lui appartenait et à Dieu ce qui était à lui.
Or, cette idée est contredite tous les jours par les faits qui montrent la capacité de nuisance des trois fondamentalismes monothéistes, le juif, le chrétien et le musulman et leur volonté de remodeler leurs sociétés en conformité avec les dogmes religieux, ou plutôt la lecture qu’ils en font.
Il n’y a aucune religion qui soit une religion de la sortie de la religion. Pour prendre l’exemple français, la Révolution a été anticléricale avant d’être antimonarchique. On a coupé les têtes des saints sur les façades des églises. Ce n’est pas le christianisme qui a accouché de la laïcité.
Enfin, les trois textes sacrés du monothéisme, la Bible, les Evangiles et le Coran sont tous truffés de contradictions. Tout texte sacré est fait pour avoir différents niveaux de lecture. L’une des sourates les plus importantes du Coran, la sourate «la Vache», utilise dans ses débuts un vocabulaire guerrier et contient à la fin un verset que tous les partisans d’un islam libéral brandissent comme un drapeau, car il affirme qu’il n’est «point de contrainte en religion».
La Bible énonce de son côté les universaux du monothéisme dont le «tu ne tueras point», tout en exigeant dans un autre de ses livres l’extermination du peuple d’Amalek, exigence dont se repaît l’extrême droite israélienne, à commencer par M. Nétanyahou, assimilant les Palestiniens aux Amalécites.
Dans les Evangiles aussi, vous avez de très belles paroles pacifistes et du vocabulaire guerrier. Toute prédication religieuse est à la fois porteuse de guerre et de paix. Et, selon les époques et les contextes, les entrepreneurs religieux privilégient l’une ou l’autre.
Vous expliquez dans votre livre que le judéo-christianisme est en fait un prête-nom, une façon de défendre, en douce, l’Occident chrétien…
C’est que la formule judéo-christianisme est une immense supercherie, une construction idéologique. Outre le fait de faire oublier l’antisémitisme de l’histoire occidentale, ce binôme rapatrie en Occident les universaux du monothéisme puisque le judéo-christianisme lui serait consubstantiel et n’appartiendrait à personne d’autre. Le Dieu unique n’est pourtant pas né en Occident, le monothéisme est une invention orientale. Cela explique d’ailleurs la tragique centralité du Moyen-Orient.
C’est pour ça qu’on se dispute Jérusalem…
Oui. Ni Abraham ni Moïse n’étaient des Occidentaux que je sache. Par ce que j’appelle une «supercherie», l’Europe aurait donc été le seul concepteur des universaux. La troisième fonction du terme judéo-chrétien c’est l’exclusion de l’islam : il est l’ailleurs, l’altérité totale d’aujourd’hui.
Il y a, dans tout ce que vous dites, un refus de notre part orientale…
Absolument. L’Europe est dans le déni de sa part orientale, c’est-à-dire de ce que l’Orient lui a apporté. Toute civilisation, quelle qu’elle soit, est issue d’échanges. Aucune civilisation ne s’est construite en huis clos. Or, le discours dominant des droites occidentales est de faire croire que la civilisation européenne et plus largement occidentale s’est construite toute seule, ne serait née que d’elle-même.
C’est ainsi que l’islam, troisième branche du monothéisme dit abrahamique, dont le texte sacré reprend fidèlement le récit biblique, est renvoyé à une altérité totale. Certes, les fondamentalismes violents qui prospèrent aujourd’hui dans les mondes musulmans donnent du grain à moudre à ces discours.
Sur le plan religieux, plusieurs parties de ce vaste ensemble traversent une période très sombre de leur histoire, avec le triomphe que l’on espère passager des lectures les plus fondamentalistes et les plus guerrières du corpus doctrinal.
Mais ces dérives meurtrières, qui tuent d’ailleurs beaucoup plus de musulmans que de non-musulmans, n’autorisent pas à essentialiser l’islam. Si l’on se prête à ce jeu, il faut aussi essentialiser le christianisme parce qu’il a produit l’Inquisition.
Mais revenons à l’imposture qui fait de la civilisation occidentale, et seulement d’elle, une civilisation judéo-chrétienne. Elle veut également nous faire oublier l’existence historique de moments de civilisation judéo-musulmane. Enfin, elle permet d’arrimer l’Etat d’Israël à l’Occident malgré sa position géographique au cœur de l’Orient.
Il faudrait demander à M. Nétanyahou, qui s’est fait le héraut du judéo-christianisme et a fait d’Israël son rempart, si les croisades étaient judéo-chrétiennes, si l’Inquisition qui a présidé à l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492, puis à leur persécution, était judéo-chrétienne. Rien ne peut se construire sur du mensonge.

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