Source:Le Parisien.
« Ça fait partie de la vie de quartier. » :
Pour Anouar, 20 ans, Djibril, 18 ans, et Marwan, 19 ans (tous les prénoms ont été changés), faire du rodéo à moto dans la cité est presque normal. « On a vu les plus grands en faire à l'époque, on devait avoir 6 ans, se souviennent ces jeunes rencontrés à Goussainville (Val-d'Oise). On voulait faire comme eux, c'était un peu un rêve d'enfance. »
Aujourd'hui, ce sont eux qui pilotent ces bruyants engins en infraction avec toutes les règles du code de la route. Comme s'ils étaient seuls au monde. Et les habitants doivent s'en accommoder. « Si tu es un ancien de la ville, tu sais que c'est comme ça, c'est ancré dans nos habitudes, lâche Anouar, comme une évidence. Et si tu es un nouvel habitant, tu n'as rien à dire. » Djibril nuance un peu : « Si tu viens t'installer ici, tu dois t'attendre aux rodéos. »
Le confinement n'a rien changé à cette « tradition ». Tous les soirs, les bolides sont de sortie, avec leur lot de drames comme le décès de Sabri, 18 ans, à Argenteuil dimanche, dans des circonstances qui restent à éclaircir. Ou sur le périphérique et l'A1 en fin de semaine dernière, avec un motard de la police blessé. A Villiers-le-bel (Val-d'Oise), on compte en moyenne un accident grave par an, sans compter la mort de deux adolescents dans la collision de leur moto avec une voiture de police en 2007.
Sans casque… mais avec un masque:
Pour un habitant de Bondy (Seine-Saint-Denis), c'est une manière de montrer qu'ils contrôlent le quartier : « Quand ils déboulent à 30 et bloquent un rond-point, c'est aussi un message aux habitants, une façon de dire on prend le contrôle de la rue »,estime cet homme qui parle « d'impunité ».« Moi, les gamins, je vois d'où ils sont et il y a des caméras partout mais il n'y a ni la volonté, ni les moyens de les arrêter et ils le savent », s'agace-t-il.
A Mantes-la-Jolie (Yvelines), les 21 000 habitants du Val-Fourré vivent ces rodéos au quotidien. « Tous les après-midi, ils tournent : impossible de regarder la télé ou de passer un coup de fil sans fermer les fenêtres, peste un retraité. Le pire, c'est la nuit, ils me réveillent sans arrêt. »
Malgré ses quarante ans de quartier au compteur, le sexagénaire n'ose pas la moindre remarque aux intéressés. « On ne peut rien dire », souffle-t-il en mimant un coup de poing… au moment où s'approche une moto-cross pilotée par un adolescent sans casque… mais avec un masque.
Des motos à Mantes-la-jolie:
Aïssata, croisée dans la rue voisine, affirme « ne plus y prêter attention ». Au stade nautique qui borde la cité, où les motos enchaînent les allers-retours sur la ligne droite de 2,5 kms, ils ne manquent pas de ralentir quand ils croisent des promeneurs… tout en laissant derrière eux un nuage de poussière suffoquant.
« Je passe mon temps à appeler la police, mais ils sont débordés et viennent une fois sur deux, soupire Isabelle, mère de famille à Brétigny (Essonne). Et puis, on voit bien leur impuissance. Dimanche dernier, des jeunes narguaient la police en passant dans des endroits inaccessibles, sur les trottoirs, la piste cyclable. Une simple patrouille ne peut rien faire. »
«Pour certains c'est le golf, moi, c'est la moto»:
A Goussainville, Anouar affirme avoir ses propres « bécanes », achetées « moins de 1000 euros » sur le Bon coin l'hiver dernier - « moins cher parce que n'était pas la saison » -, qu'il prête à ses potes du quartier. Dans sa planque où il nous emmène, aucune des motos n'est homologuée pour la route. Debout sur la machine, hurlante au démarrage, Anouar disparaît de la rue en quelques secondes.
Ces engins sont-ils volés?
« Non, assure-t-il. Pour le savoir, au moment de l'achat, on appelle le commissariat sans dire qui on est, et on donne le numéro de série pour voir si elle est volée. Mais dans 70 % des cas, le policier ne divulgue pas l'information. »
« La moto, poursuit le jeune homme, le plus fougueux du trio, c'est un loisir. Pour certains, c'est le golf, moi c'est ça. Quand tu accélères, que tu sens les vibrations, tu as un sentiment de liberté », assume cet étudiant en BTS en Seine-Saint-Denis et livreur pour un restaurant. « Ça fait passer le temps et on aime bien flamber un peu, même si on n'est pas sur les réseaux sociaux comme d'autres. »
Et les risques?
« Des accidents, il y en a tous les jours quand t'es en voiture, en trottinette électrique… Quand quelqu'un meurt, ça nous touche vraiment, mais on n'arrêtera pas », assène-t-il, oubliant un peu vite les passants, comme cette jeune femme grièvement blessée à Sarcelles lors d'un rodéo. Pour eux, « les accidents, ce n'est qu'avec la police ».
A Massy, en Essonne, Nordine se souvient du décès d'un de ses amis lors d'un rodéo en mai 2017. « On a tous été touchés par la mort de Curtis. Mais tu veux faire quoi d'autre quand il fait beau? souligne celui qui a vu une partie de son groupe se faire interpeller il y a quelques jours. Aller sur une piste, prendre une licence, on s'est renseignés, c'est trop cher. On se cotise déjà pour acheter les motos, on se les prête et on se lance des défis ici. Bien sûr que ça saoule les gens et que c'est dangereux. Mais on sait piloter, ça fait partie de nos vies depuis toujours. »
«Quand il y a un contrôle, il ne faut pas s'arrêter»:
« C'est déconcertant, commente un éducateur de Villiers-le-Bel. L'an dernier, un jeune est tombé tout seul, il en est mort. Les gamins ont fait une marche blanche, ses copains ont porté son cercueil… Et une semaine après, c'était reparti! »
Anouar et Djibril, en terminale S, le savent : rouler sur une moto non homologuée, sans casque, est illégal. Et ils maîtrisent le jeu du chat et de la souris avec la police. « Il n'y a pas longtemps, des policiers m'ont chassé, alors qu'ils n'ont pas le droit, croit-il pouvoir affirmer. Et quand il y a un contrôle, il ne faut pas s'arrêter parce que s'ils récupèrent ta moto, tu perds ton investissement… »
Sa mère, elle, ne décolère jamais quand elle l'aperçoit sur une moto. « Elle me dit que je dérange les voisins » précise-t-il en rapportant sa moto dans la planque, sur le qui-vive : « La police peut arriver de n'importe où. » Anouar se demande s'il ne va pas, finalement, arrêter tout ça. « Chaque fois que je la sors, je prends le risque de me faire faucher ou de me faire attraper, sans parler de la perte d'argent si la moto est saisie… En fait, je me dis qu'à la fin ça ne vaut pas le coup. »
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