C'est parce qu'elle est amorale que l'économie est efficace
Posté : 10 septembre 2009 12:12
par 95D
(from challenges.fr le 10/09/09)
" C'est parce qu'elle est amorale que l'économie est efficace "
"Le philosophe André Comte-Sponville pointe le défaut bien français de stigmatiser la création de richesse. Et propose de réfléchir à la question, essentielle, de la conciliation de deux impératifs : l'efficacité économique et la justice sociale.
Dans son ouvrage paru l''an dernier, Le capitalisme est-il moral ? (Albin Michel), le philosophe André Comte-Sponville livre une grille de lecture à la fois lucide et structurante sur les rouages du capitalisme. Il rappelle ce qu''il faut en attendre - création de richesse et efficacité - et ce qu''il faut ne pas lui demander - morale et vertu. Il nous a donc semblé offrir une perspective différente pour conclure cette réflexion sur l''hyper-capitalisme.
" C'est parce qu'elle est amorale que l'économie est efficace "
"Le philosophe André Comte-Sponville pointe le défaut bien français de stigmatiser la création de richesse. Et propose de réfléchir à la question, essentielle, de la conciliation de deux impératifs : l'efficacité économique et la justice sociale.
Dans son ouvrage paru l''an dernier, Le capitalisme est-il moral ? (Albin Michel), le philosophe André Comte-Sponville livre une grille de lecture à la fois lucide et structurante sur les rouages du capitalisme. Il rappelle ce qu''il faut en attendre - création de richesse et efficacité - et ce qu''il faut ne pas lui demander - morale et vertu. Il nous a donc semblé offrir une perspective différente pour conclure cette réflexion sur l''hyper-capitalisme.
Etes-vous choqué par les montagnes de profits dégagés par les entreprises ?
A partir de quel moment un taux de profit est-il exagéré ? Il n''y a pas de réponse. Du point de vue de l''actionnaire et du chef d''entreprise, plus les profits sont importants, mieux cela vaut. Du point de vue de la collectivité aussi ! Une entreprise, c''est fait pour créer de la richesse, et elle n''en crée jamais trop. Reprocher à nos chefs d''entreprise de faire tellement de profits, c''est leur reprocher de faire trop bien leur métier. Reproche très français... Je n''ai jamais vu personne, aux Etats-Unis, reprocher à Bill Gates de faire du profit. Heureusement que les entreprises françaises en font aussi !
A nous, en tant que citoyens, de décider ensuite quel est le taux de redistribution souhaitable, en fonction d''un certain idéal d''équité, et en fonction d''une certaine exigence d''efficacité. La vraie difficulté dans laquelle nous sommes aujourd''hui, c''est de concilier l''exigence de justice sociale avec le besoin d''efficacité économique. Au nom de l''efficacité, certains sont tentés de renoncer à toute justice ; c''est ce qu''on peut appeler l''ultra-libéralisme. D''autres, au nom de la justice, risquent de compromettre gravement l''efficacité. C''est le piège qui menace aujourd''hui la gauche française.
Entre salaires mirifiques et stock-options, nos PDG ont souvent accumulé de vraies fortunes. Qu''en pensez-vous ?
Je suis moralement choqué lorsque j''apprends que certains patrons qui ont mis leur entreprise au bord de la faillite en ressortent multi-millionnaires en euros. Je suis aussi choqué, comme tout le monde, par l''écart entre les riches et les pauvres. Cela dit, j''essaie de ne pas me contenter d''une réaction seulement morale. Comme le disait le philosophe Gilles Deleuze, il suffit de ne pas comprendre pour moraliser. Pourquoi s''affoler autant sur la fortune des patrons et si peu sur celle des joueurs de foot ou de tennis ? Qu''un chef d''entreprise salarié fasse fortune grâce à son entreprise, cela me choque moins que la fortune héritée à la naissance. Autre exemple : pourquoi est-on si peu choqué par la fortune de ceux qui gagnent des millions d''euros au Loto ? La différence, c''est qu''au Loto nous sommes tous, face au hasard, sur un pied d''égalité. Mais que signifie cette égalité, sinon qu''un imbécile a autant de chances de devenir millionnaire que le plus grand des génies ? Je trouve que c''est mettre bien haut l''égalité, et bien bas le mérite.
Ces méga-rémunérations ne sont-elles pas contraires à la morale ?
Bien sûr que si ! Mais tant qu''on reste dans le seul domaine éthique, on méconnaît l''essentiel, à savoir que la rémunération ne dépend pas de la morale mais du marché. En revanche, je trouve anormal qu''un patron arrive à fixer lui-même son salaire, sans aucun contrôle et indépendamment de la loi de l''offre et de la demande, et ce, particulièrement en France. C''est cela qu''il faut changer. Renvoyons les actionnaires à leurs responsabilités.
N''y a-t-il pas néanmoins des limites à trouver ?
Sans doute que si. Mais est-ce à la loi d''en décider, ou aux conseils d''administration ? Il faut rappeler que le but d''une entreprise, c''est de créer du profit. Ce n''est pas immoral en soi, et même, c''est moralement nécessaire : la seule façon de faire reculer la pauvreté, c''est évidemment de créer de la richesse ! C''est parce que l''économie est amorale qu''elle est efficace. Elle fonctionne à l''égoïsme. Pas étonnant qu''elle fonctionne si fort ! Alors qu''inversement tout ce qui relève de la morale est d''une efficacité dérisoire. Marx et Engels l''ont bien montré : les progrès de la civilisation doivent davantage à l''égoïsme qu''au désintéressement.
Impossible donc d''être moral et efficace à la fois ?
J''ai beaucoup d''estime pour les gens qui font de l''humanitaire. Mais la richesse distribuée par les Restos du cur et MSF, il a d''abord fallu la produire. Et où, sinon dans nos entreprises ? La vraie question morale porte moins sur ce qu''on gagne (il n''est pas immoral de faire fortune) que sur ce qu''on fait de l''argent qu''on a gagné. Seul ce qu''on donne est moralement méritoire. Et, de ce point de vue, nous sommes tous immoraux. L'être humain est plus naturellement égoiste que généreux : c'est sur ce constat que prospère le capitalisme et périclite le collectivisme. Cela dit, quand on recrute un chef d''entreprise, la question n''est pas de savoir s''il est généreux ou pas. Sincèrement, si c''est un saint, mieux vaut en choisir un autre !
On n''imagine pas une entreprise engager l''abbé Pierre ou sur Emmanuelle comme patron. Et pourtant, croyez-moi, je les place très haut dans mon panthéon personnel, beaucoup plus haut que tous les chefs d''entreprise. Mais ils ne font pas le même métier. Du point de vue de l''entreprise, et même du point de vue du pays, l''efficacité économique importe davantage que la sainteté. Deng Xiaoping l''avait dit, et cela a contribué à sortir la Chine du sous-développement : « Peu importe la couleur du chat, ce qui compte, c''est qu''il attrape la souris. » L''idéologie et les bons sentiments n''ont jamais suffi à faire reculer la misère.
On reproche beaucoup aux marchés d''exiger des taux de rentabilité trop élevés...
On a sans doute raison. Tous les économistes et les chefs d''entreprise auxquels j''en ai parlé m''ont confirmé que le niveau de 15 % de rentabilité était impossible à tenir à long terme. Il faudra bien que les industriels, les financiers et les politiques en tirent les conséquences, et trouvent une espèce de « voie du milieu » (pour reprendre une expression qu''on trouve aussi bien chez Montaigne que chez le Bouddha) entre l''utopie financière, qui rêve de rentabilité impossible pour l''économie réelle, et les capacités de nos entreprises. Un capital, c''est de la richesse créatrice de richesses. Mais il n''est créateur que par la médiation, directe ou indirecte, du travail des hommes. Il importe donc que la dimension financière du capitalisme ne s''avère pas néfaste pour sa dimension industrielle ou économique.
Ne trouvez-vous pas injuste le partage actuel de la valeur ajoutée ?
J''ai envie de vous demander ce qu''est un partage juste... Il n''y a pas de justice en soi. Tout partage, à l''échelle de la société, résulte d''un certain rapport de forces. Il y a des moments où les salariés sont assez puissants pour obtenir des augmentations de salaires. A d''autres moments, ce sont les actionnaires qui obtiennent une augmentation des dividendes. D''autres fois, ce sont les consommateurs qui sont les plus forts, qui obtiennent des baisses de prix... Qui peut me fixer un taux de partage satisfaisant pour tous ?
Arrêtons, là encore, de demander à la morale de résoudre les problèmes de la société ! Les salariés, comme les actionnaires et les clients, essaient d''obtenir le plus possible. Moralement, on préférerait que les pauvres soient servis d''abord. Mais ce n''est guère l''esprit du capitalisme... Laissons donc les actionnaires, les clients et les salariés défendre leurs intérêts respectifs, à condition que l''Etat défende les plus faibles et impose à tous le respect de la loi.
En l''occurrence, chacun comprend que les plus faibles, aujourd''hui, sont les chômeurs et les salariés. Cela tombe bien : ils sont aussi les plus nombreux. C''est là où la démocratie vient compenser les effets les plus injustes du marché. Encore faut-il qu''elle le fasse sans nuire trop à l''efficacité de l''économie. Une politique peut se faire au nom de la justice sociale, et nuire pourtant aux plus pauvres. Etre de gauche, comme disait Coluche, cela ne dispense pas d''être intelligent. Par exemple, si l''on impose trop les riches, ils s''en iront, et les pauvres seront encore plus pauvres. Le but, c''est la justice, mais elle a besoin de moyens efficaces. Il me semble qu''à droite certains, au nom de l''efficacité, oublient la justice ; et que d''autres, à gauche, oublient l''efficacité au nom de la justice. C''est plus grave pour la gauche que pour la droite. On peut rester au pouvoir sans justice, pas sans efficacité.
L''hyper-capitalisme ne risque-t-il pas de remettre la lutte des classes au goût du jour ?
La lutte des classes fait partie de l''essence même du capitalisme. S''il ne fallait garder qu''une seule idée du marxisme, c''est sans doute celle-ci. Reste à savoir si l''on veut vivre cette lutte des classes de façon toujours antagoniste, comme une lutte à mort, ou de façon pacifiée et mutuellement avantageuse. Je ferai un parallèle avec la démocratie, qui n''est pas l''absence de conflits, mais une façon de les gérer pacifiquement. Le chef d''entreprise, de même, est un professionnel de la gestion pacifique des conflits de classes. Le permanent syndical aussi. Ce sont des professionnels du conflit et de la convergence des intérêts : des professionnels de la lutte et de la solidarité ! C''est bien ainsi. La lutte des classes - mais pacifiée, mais intelligente - vaut mieux que la guerre civile.
Pensez-vous que le capitalisme est capable de s''auto-réformer ?
Le capitalisme, c''est un marché de 6 milliards d''humains. Penser qu''il puisse se réformer seul, c''est se raconter des histoires. Il est incapable de créer à lui seul les conditions de sa propre existence. S''il n''y a pas un Etat pour imposer le respect du droit et pour assumer les investissements non immédiatement rentables (routes, écoles), il n''y aura pas de capitalisme. Ce qui ne veut pas dire que l''Etat peut tout. Mais sans lui le marché ne peut rien. Supprimez l''Etat : ce n''est plus le capitalisme mais la loi de la jungle. C''est pourquoi nous avons besoin de politique : pour fixer au marché les limites externes dont il a besoin et qu''il ne saurait produire. Le marché ne vaut que pour les marchandises. L''Etat est là pour s''occuper de tout ce qui n''est pas à vendre, c''est-à-dire de l''essentiel."
A partir de quel moment un taux de profit est-il exagéré ? Il n''y a pas de réponse. Du point de vue de l''actionnaire et du chef d''entreprise, plus les profits sont importants, mieux cela vaut. Du point de vue de la collectivité aussi ! Une entreprise, c''est fait pour créer de la richesse, et elle n''en crée jamais trop. Reprocher à nos chefs d''entreprise de faire tellement de profits, c''est leur reprocher de faire trop bien leur métier. Reproche très français... Je n''ai jamais vu personne, aux Etats-Unis, reprocher à Bill Gates de faire du profit. Heureusement que les entreprises françaises en font aussi !
A nous, en tant que citoyens, de décider ensuite quel est le taux de redistribution souhaitable, en fonction d''un certain idéal d''équité, et en fonction d''une certaine exigence d''efficacité. La vraie difficulté dans laquelle nous sommes aujourd''hui, c''est de concilier l''exigence de justice sociale avec le besoin d''efficacité économique. Au nom de l''efficacité, certains sont tentés de renoncer à toute justice ; c''est ce qu''on peut appeler l''ultra-libéralisme. D''autres, au nom de la justice, risquent de compromettre gravement l''efficacité. C''est le piège qui menace aujourd''hui la gauche française.
Entre salaires mirifiques et stock-options, nos PDG ont souvent accumulé de vraies fortunes. Qu''en pensez-vous ?
Je suis moralement choqué lorsque j''apprends que certains patrons qui ont mis leur entreprise au bord de la faillite en ressortent multi-millionnaires en euros. Je suis aussi choqué, comme tout le monde, par l''écart entre les riches et les pauvres. Cela dit, j''essaie de ne pas me contenter d''une réaction seulement morale. Comme le disait le philosophe Gilles Deleuze, il suffit de ne pas comprendre pour moraliser. Pourquoi s''affoler autant sur la fortune des patrons et si peu sur celle des joueurs de foot ou de tennis ? Qu''un chef d''entreprise salarié fasse fortune grâce à son entreprise, cela me choque moins que la fortune héritée à la naissance. Autre exemple : pourquoi est-on si peu choqué par la fortune de ceux qui gagnent des millions d''euros au Loto ? La différence, c''est qu''au Loto nous sommes tous, face au hasard, sur un pied d''égalité. Mais que signifie cette égalité, sinon qu''un imbécile a autant de chances de devenir millionnaire que le plus grand des génies ? Je trouve que c''est mettre bien haut l''égalité, et bien bas le mérite.
Ces méga-rémunérations ne sont-elles pas contraires à la morale ?
Bien sûr que si ! Mais tant qu''on reste dans le seul domaine éthique, on méconnaît l''essentiel, à savoir que la rémunération ne dépend pas de la morale mais du marché. En revanche, je trouve anormal qu''un patron arrive à fixer lui-même son salaire, sans aucun contrôle et indépendamment de la loi de l''offre et de la demande, et ce, particulièrement en France. C''est cela qu''il faut changer. Renvoyons les actionnaires à leurs responsabilités.
N''y a-t-il pas néanmoins des limites à trouver ?
Sans doute que si. Mais est-ce à la loi d''en décider, ou aux conseils d''administration ? Il faut rappeler que le but d''une entreprise, c''est de créer du profit. Ce n''est pas immoral en soi, et même, c''est moralement nécessaire : la seule façon de faire reculer la pauvreté, c''est évidemment de créer de la richesse ! C''est parce que l''économie est amorale qu''elle est efficace. Elle fonctionne à l''égoïsme. Pas étonnant qu''elle fonctionne si fort ! Alors qu''inversement tout ce qui relève de la morale est d''une efficacité dérisoire. Marx et Engels l''ont bien montré : les progrès de la civilisation doivent davantage à l''égoïsme qu''au désintéressement.
Impossible donc d''être moral et efficace à la fois ?
J''ai beaucoup d''estime pour les gens qui font de l''humanitaire. Mais la richesse distribuée par les Restos du cur et MSF, il a d''abord fallu la produire. Et où, sinon dans nos entreprises ? La vraie question morale porte moins sur ce qu''on gagne (il n''est pas immoral de faire fortune) que sur ce qu''on fait de l''argent qu''on a gagné. Seul ce qu''on donne est moralement méritoire. Et, de ce point de vue, nous sommes tous immoraux. L'être humain est plus naturellement égoiste que généreux : c'est sur ce constat que prospère le capitalisme et périclite le collectivisme. Cela dit, quand on recrute un chef d''entreprise, la question n''est pas de savoir s''il est généreux ou pas. Sincèrement, si c''est un saint, mieux vaut en choisir un autre !
On n''imagine pas une entreprise engager l''abbé Pierre ou sur Emmanuelle comme patron. Et pourtant, croyez-moi, je les place très haut dans mon panthéon personnel, beaucoup plus haut que tous les chefs d''entreprise. Mais ils ne font pas le même métier. Du point de vue de l''entreprise, et même du point de vue du pays, l''efficacité économique importe davantage que la sainteté. Deng Xiaoping l''avait dit, et cela a contribué à sortir la Chine du sous-développement : « Peu importe la couleur du chat, ce qui compte, c''est qu''il attrape la souris. » L''idéologie et les bons sentiments n''ont jamais suffi à faire reculer la misère.
On reproche beaucoup aux marchés d''exiger des taux de rentabilité trop élevés...
On a sans doute raison. Tous les économistes et les chefs d''entreprise auxquels j''en ai parlé m''ont confirmé que le niveau de 15 % de rentabilité était impossible à tenir à long terme. Il faudra bien que les industriels, les financiers et les politiques en tirent les conséquences, et trouvent une espèce de « voie du milieu » (pour reprendre une expression qu''on trouve aussi bien chez Montaigne que chez le Bouddha) entre l''utopie financière, qui rêve de rentabilité impossible pour l''économie réelle, et les capacités de nos entreprises. Un capital, c''est de la richesse créatrice de richesses. Mais il n''est créateur que par la médiation, directe ou indirecte, du travail des hommes. Il importe donc que la dimension financière du capitalisme ne s''avère pas néfaste pour sa dimension industrielle ou économique.
Ne trouvez-vous pas injuste le partage actuel de la valeur ajoutée ?
J''ai envie de vous demander ce qu''est un partage juste... Il n''y a pas de justice en soi. Tout partage, à l''échelle de la société, résulte d''un certain rapport de forces. Il y a des moments où les salariés sont assez puissants pour obtenir des augmentations de salaires. A d''autres moments, ce sont les actionnaires qui obtiennent une augmentation des dividendes. D''autres fois, ce sont les consommateurs qui sont les plus forts, qui obtiennent des baisses de prix... Qui peut me fixer un taux de partage satisfaisant pour tous ?
Arrêtons, là encore, de demander à la morale de résoudre les problèmes de la société ! Les salariés, comme les actionnaires et les clients, essaient d''obtenir le plus possible. Moralement, on préférerait que les pauvres soient servis d''abord. Mais ce n''est guère l''esprit du capitalisme... Laissons donc les actionnaires, les clients et les salariés défendre leurs intérêts respectifs, à condition que l''Etat défende les plus faibles et impose à tous le respect de la loi.
En l''occurrence, chacun comprend que les plus faibles, aujourd''hui, sont les chômeurs et les salariés. Cela tombe bien : ils sont aussi les plus nombreux. C''est là où la démocratie vient compenser les effets les plus injustes du marché. Encore faut-il qu''elle le fasse sans nuire trop à l''efficacité de l''économie. Une politique peut se faire au nom de la justice sociale, et nuire pourtant aux plus pauvres. Etre de gauche, comme disait Coluche, cela ne dispense pas d''être intelligent. Par exemple, si l''on impose trop les riches, ils s''en iront, et les pauvres seront encore plus pauvres. Le but, c''est la justice, mais elle a besoin de moyens efficaces. Il me semble qu''à droite certains, au nom de l''efficacité, oublient la justice ; et que d''autres, à gauche, oublient l''efficacité au nom de la justice. C''est plus grave pour la gauche que pour la droite. On peut rester au pouvoir sans justice, pas sans efficacité.
L''hyper-capitalisme ne risque-t-il pas de remettre la lutte des classes au goût du jour ?
La lutte des classes fait partie de l''essence même du capitalisme. S''il ne fallait garder qu''une seule idée du marxisme, c''est sans doute celle-ci. Reste à savoir si l''on veut vivre cette lutte des classes de façon toujours antagoniste, comme une lutte à mort, ou de façon pacifiée et mutuellement avantageuse. Je ferai un parallèle avec la démocratie, qui n''est pas l''absence de conflits, mais une façon de les gérer pacifiquement. Le chef d''entreprise, de même, est un professionnel de la gestion pacifique des conflits de classes. Le permanent syndical aussi. Ce sont des professionnels du conflit et de la convergence des intérêts : des professionnels de la lutte et de la solidarité ! C''est bien ainsi. La lutte des classes - mais pacifiée, mais intelligente - vaut mieux que la guerre civile.
Pensez-vous que le capitalisme est capable de s''auto-réformer ?
Le capitalisme, c''est un marché de 6 milliards d''humains. Penser qu''il puisse se réformer seul, c''est se raconter des histoires. Il est incapable de créer à lui seul les conditions de sa propre existence. S''il n''y a pas un Etat pour imposer le respect du droit et pour assumer les investissements non immédiatement rentables (routes, écoles), il n''y aura pas de capitalisme. Ce qui ne veut pas dire que l''Etat peut tout. Mais sans lui le marché ne peut rien. Supprimez l''Etat : ce n''est plus le capitalisme mais la loi de la jungle. C''est pourquoi nous avons besoin de politique : pour fixer au marché les limites externes dont il a besoin et qu''il ne saurait produire. Le marché ne vaut que pour les marchandises. L''Etat est là pour s''occuper de tout ce qui n''est pas à vendre, c''est-à-dire de l''essentiel."