faut-il jeter l'opprobre sur Millet?
Posté : 29 août 2012 19:06
Le pamphlet de Richard Millet, Eloge littéraire d'Anders Breivik (éd. Pierre-Guillaume de Roux), continue de faire des vagues. Ses propos sur la "perfection formelle" de la tuerie d'Utøya, que la Norvège aurait par ailleurs "mérité" perturbent le milieu littéraire. Quelle réaction adopter face aux provocations de Millet, qui siège au comité de lecture des éditions Gallimard et a couvé deux prix Goncourt, Jonathan Littell et Alexis Jenni, sans faire de celui-ci un martyr de la liberté d'expression?
"Antoine Gallimard va être obligé de prendre des décisions rapidement"
Certains auteurs Gallimard ont fait part de leur indignation. Sur France Inter, Tahar Ben Jelloun, prix Goncourt 1987, a qualifié l'Eloge de "provocation ridicule, inutile et dégueulasse". "Richard Millet vit une sorte de dépression car il considère que la civilisation chrétienne est en chute libre, menacée par le multiculturalisme et l'islam. La société telle qu'elle est ne lui plaît pas. [...] J'étais un peu habitué à son délire raciste, mais là il va beaucoup plus loin. La littérature ne doit pas se placer du côté des criminels et des salauds." Selon lui, les déclarations "nauséabondes" de Millet disqualifieraient son activité d'éditeur chez Gallimard. "Ça me gène beaucoup qu'il soit là, il faut qu'il s'en aille. Ce n'est pas possible qu'on coexiste dans une maison qui a des valeurs, des principes. On ne peut pas distinguer la technique et la morale."
Annie Ernaux s'est elle aussi attaqué à Millet en qualifiant son texte d' "acte politiquement dangereux". "Son idéologie, ses prises de position engagent la maison", a-t-elle affirmé au journal Le Monde. "La question d'une réaction collective est maintenant posée à tous les écrivains Gallimard."
Son confrère éditeur Jean-Marie Laclavetine, s'est simplement dit "chagriné" d'une "dérive étrange et très inquiétante". "J'éprouve un sentiment de désolation, de tristesse, mais pas de colère", a-t-il expliqué au Monde. "Ce n'est pas la première fois qu'il publie des choses inacceptables. Il a écrit des textes magnifiques, il est sensible et profond quand il parle de musique ou de littérature, mais il devient stupide quand il parle de politique. J'ai l'impression que ce n'est pas lui." Selon Laure Adler, qui a publié plusieurs biographies chez Gallimard, cette "dérive idéologique" ne doit pas être prise à la légère. "Richard Millet fait des livres qui sont scandaleux sur le plan du respect des droits de l'Homme", s'est-elle exclamé sur France Culture. "Antoine Gallimard va être obligé de prendre des décisions rapidement. Lisons ce qu'il écrit et tirons-en des conséquences. Faire d'un tueur en série un héros de notre temps est très grave."
Antoine Gallimard, actuellement en vacances, ne s'est pas encore exprimé. En 2008, il avait déclaré qu'il ne publierait plus d'ouvrages de Millet après les vives critiques suscitées par Opprobre, tout en le présentant comme "l'un des meilleurs éditeurs" de sa maison.
Rares sont les journalistes et intellectuels à prendre la défense du "pestiféré des lettres" qu'est devenu Richard Millet. Pour Alexis Jenni, auteur de L’Art français de la guerre, une œuvre littéraire ne doit pas être lue "comme un programme politique". Dans une interview accordée à Bibliobs, il ajoute: "Le texte en lui-même, je ne l'ai pas lu. Les histoires d'invasion de l'islam, ça ne m'intéresse pas beaucoup. Il faut voir ce qu'il contient. Millet est un homme qui se soucie avant tout de littérature. [...] Il est reconnu pour être un excellent écrivain, un excellent éditeur."
Mais est-il possible de dissocier le fond de la forme dans le cas d'un essai? Pierre Assouline défend sur son blog la "langue splendide" de Millet et reconnaît que son texte contient "des vérités parfois mais dont il tire systématiquement des conclusions radicales". "Richard Millet y apparaît dans ses contradictions (exécration de l'espèce humaine et amour de l'artiste mystique et solitaire, foi dans un catholicisme dissident et indifférence au mal), ses rejets violents sinon haineux (la démocratie, l'homosexualité, le journalisme, l'islamisation de l'Europe, l'empire du Bien), ses amalgames (déchristianisation du monde et désenchantement de la littérature, le roman et la mort). [...] Le malentendu est tragique: il croit qu'il est dans la vérité à mesure que le nombre de ses ennemis augmente." Et leur nombre ne cesse d'augmenter.
Interrogé mercredi 29 au soir sur itélé, Richard Millet a toutefois reconnu que s'il avait vraiment anticipé le scandale, il aurait "légèrement modifié" son titre, dont la "dimension ironique" n'aurait pas été saisie.