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Le président américain a annoncé, mercredi 9 avril, une suspension pour quatre-vingt-dix jours des mesures envisagées, à l’exception de la Chine. « C’était sa stratégie tout du long », a assuré le secrétaire au Trésor, Scott Bessent.
Par Piotr Smolar (Washington, correspondant)
Publié aujourd’hui à 05h27, modifié à 08h09
Une révolution incluant un bouton « pause » n’est pas une révolution. C’est une débâcle, une improvisation désordonnée, même si ses auteurs en refusent l’évidence. Celle-ci s’imposait pourtant, mercredi 9 avril, après l’annonce par Donald Trump d’une suspension pour quatre-vingt-dix jours des droits de douane sur une soixantaine de pays, mis en scène une semaine plus tôt à la Maison Blanche comme un tournant historique pour les Etats-Unis.
Dans un message sur son réseau Truth Social, le président américain a justifié cette pause par l’attitude supposément constructive des pays frappés. « Plus de 75 », selon lui, ont contacté son administration pour entrer en négociation commerciale. Conformément à sa « forte suggestion », ils n’avaient pas décidé de prendre des mesures de rétorsion – ce qui est faux, à commencer par l’Union européenne (UE).
Par conséquent, Donald Trump, « génie stable » comme il s’est qualifié un jour lui-même, a choisi de les entendre, en maintenant un simple taux plancher général de 10 % sur les produits étrangers importés. Une barre protectionniste demeure, indiscriminée, mais on est loin du matraquage douanier envisagé, qui risquait de déstabiliser l’économie mondiale.
La nouvelle a provoqué un vent d’euphorie sur les marchés, à la hauteur du soulagement ressenti. A la Bourse de New York, l’indice S&P 500 s’est envolé de 9,52 %. « C’est un excellent moment pour acheter ! », avait averti Donald Trump dans un premier message, dès 9 h 37, dans une confusion totale des registres : courtier, milliardaire, président.
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En revanche, un cas particulier a été fait de la Chine, qui avait choisi la voie de la stricte réciprocité. Donald Trump a annoncé que les droits de douane américains passeraient de 104 % à 125 % pour ce pays. Devant les journalistes, il s’est dit prêt à rencontrer son « ami » et homologue, Xi Jinping, n’envisageant pas une suite de l’escalade tarifaire bilatérale. « J’en veux plus aux personnes assises à ce bureau [soit ses prédécesseurs] que je n’en veux à la Chine », a assuré le président américain. Celui-ci n’a pas voulu évoquer ses attentes par rapport au dirigeant chinois. Qualifiant Xi Jinping d’homme « très intelligent » qui « aime son pays », Donald Trump a estimé que ce dernier « voudra parvenir à un accord. Je pense que ça va arriver. On va recevoir un appel, à un moment ».
Rationaliser le chaos : le travail des conseillers de Trump
Naviguant à vue, la Maison Blanche change de récit pour éviter les récifs. Dorénavant, c’est Pékin qui sert de coupable idéal aux désordres de la planète. « La Chine est l’économie la plus déséquilibrée de l’histoire du monde moderne, et ils sont la plus grande source de problèmes commerciaux pour les Etats-Unis », a résumé Scott Bessent, secrétaire au Trésor. Ce dernier a confirmé qu’il s’était longuement entretenu avec Donald Trump dimanche sur la situation boursière et la ligne suivie. « C’était sa stratégie tout du long, a-t-il assuré. Et vous pourriez même dire qu’il a attiré la Chine dans une position défavorable. Ils ont répondu. Ils se sont révélés au monde comme un acteur malveillant. »
Ces derniers jours, les résultats boursiers catastrophiques conduisaient les partisans du président à railler la panique des investisseurs, à se draper dans une vision à long terme. Mercredi, soudain, le rétablissement de la Bourse devenait un succès de l’administration. « Qui aurait pu penser qu’on aurait un tel record ? », faisait semblant de se réjouir Donald Trump, en référence aux cours du jour. Rationaliser le chaos est le travail de ses conseillers. Ils y mettent tout leur cœur. « Vous venez d’assister au plus grand cours magistral de stratégie économique de l’histoire de la part d’un président américain », tranchait Stephen Miller, chef adjoint de l’administration présidentielle, sur le réseau X.
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Sans surprise, ce sont les journalistes qui n’auraient rien compris, à écouter la porte-parole de la Maison Blanche, Karoline Leavitt. « Beaucoup parmi vous dans les médias ont clairement manqué L’Art de la négociation [le plus célèbre livre de Donald Trump]. Vous avez échoué à voir ce que le président Trump est en train de faire. Vous avez essayé de dire que le reste du monde se rapprocherait de la Chine, alors qu’en fait, on voit l’effet inverse. Le monde entier appelle les Etats-Unis, et non la Chine, car ils ont besoin de nos marchés, ils ont besoin de nos consommateurs, et ils ont besoin que ce président dans le bureau Ovale leur parle. » Aux côtés de la porte-parole, Scott Bessent essayait de garder son calme : « Le président Trump s’est créé des leviers massifs de négociation. »
Le 2 avril avait été présenté comme une « déclaration d’indépendance économique », visant à reconfigurer le commerce mondial, aux équilibres supposément trop défavorables à Washington. Les droits de douane réciproques annoncés, au mode de calcul incohérent, devaient marquer une rupture avec l’ère de la mondialisation, de l’idéologie du libre-échange, et provoquer un coup de fouet historique pour la base industrielle américaine. C’était la revanche de Main Street – soit le travailleur américain ordinaire – contre Wall Street, dans une formule dérobée comme une amulette sacrée à la gauche.
La semaine qui a suivi a été celle d’une volatilité folle sur les marchés, soudain privés de la moindre visibilité et capacité d’anticipation, tandis que les analystes formulaient des scénarios sombres pour l’économie américaine. « Le marché n’a pas compris qu’il s’agissait de niveaux maximums » de taxation, a osé Scott Bessent mercredi. La faute des journalistes, des investisseurs, de la Chine. En revanche, la Maison Blanche jouerait aux échecs en trois dimensions, au point de perdre même en chemin des soutiens ardents, comme Elon Musk ou l’investisseur Bill Ackman.
Il a fallu écouter le président américain lui-même pour mieux cerner les contours de la capitulation. En politique, il est permis de dire n’importe quoi ; certains sont même élus ainsi. L’économie, elle, répond à des lois plus solides, au-delà de la volatilité des marchés. Ces lois se sont rappelées à Donald Trump. « Je regardais le marché des obligations, c’était très délicat, a-t-il expliqué. Si vous regardez maintenant, c’est magnifique. Mais j’ai vu la nuit dernière que les gens devenaient un peu mal à l’aise. »
Déni de la réalité
Dans l’après-midi, le milliardaire a signé une nouvelle fournée de décrets présidentiels, devant une dizaine de journalistes. Donald Trump est parti dans des considérations sans fin sur la signature automatique qu’employait son prédécesseur, Joe Biden, sur le débit d’eau dans les salles de bains – « dans mon cas, j’aime prendre une bonne douche qui prend soin de mes cheveux magnifiques » – ou encore sur les discussions budgétaires au Congrès.
Puis les journalistes se sont concentrés sur la nouvelle du jour, le recul sur les droits de douane. Il fut demandé à quel moment exact le revirement avait été décidé. « Je dirais ce matin. Ces derniers jours, j’y ai réfléchi. Je me suis entretenu avec Scott [Bessent], avec Howard [Lutnick, le secrétaire au commerce], avec d’autres personnes très professionnelles, et ça s’est précisé tôt ce matin, assez tôt ce matin. On n’avait pas d’avocats ou qui que ce soit à disposition. Nous l’avons rédigé avec le cœur », a résumé Donald Trump, au sujet de son message fracassant sur Truth Social. Il y avait chez lui une forme étonnante de nonchalance, de déni de la réalité du moment, comme si personne dans son entourage n’osait contredire ou froisser le président tout-puissant, contrairement à son premier mandat.
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Moment révélateur : un journaliste interrogea le magnat au sujet des premières mesures de rétorsion européennes contre les Etats-Unis, prévues en deux vagues, dont le principe avait été validé dans la journée à Bruxelles. Surpris, ironisant sur ce « mauvais timing », Donald Trump se tourna vers Howard Lutnick. « Ils ont choisi une date plus tardive, et nous nous attendons à ce que ce soit encore plus tardif », répliqua le secrétaire au commerce, bras croisés, rire nerveux. « OK, je suis content qu’ils se soient retenus », conclut Donald Trump. Monde parallèle, où le président est toujours vainqueur. A la sortie du bureau Ovale, Howard Lutnick précisa qu’il s’attendait à ce que l’UE repousse l’application de ses tarifs pendant la période de pause de quatre-vingt-dix jours, pour pouvoir négocier plus sereinement.
Les négociations avec des dizaines de pays risquent de prendre des mois. Elles seront d’autant plus complexes que l’administration envisage un spectre large de sujets, tarifaires et non tarifaires, ainsi que les « manipulations de devises », les normes et les subventions publiques. « Tout est sur la table », a dit Scott Bessent, citant en exemple un projet d’exploitation de gaz liquéfié en Alaska, auquel pourraient s’associer le Japon, la Corée du Sud et Taïwan.
Interrogé sur la présence militaire américaine en Europe, Donald Trump a estimé qu’il serait « bien » de lier cette question aux négociations commerciales. La confusion ne fait que débuter. « Nous avons réuni tout le monde à la table. Et ça pourrait ne pas être une négociation. Ça pourrait ne pas durer », a dit le président, dans une nouvelle formule obscure qui ne risque guère de rassurer. Selon quels critères envisage-t-il d’exempter certaines entreprises américaines des droits de douane ? « Instinctivement. »
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Piotr Smolar (Washington, correspondant)