"Le consentement israélien au génocide"
(Extraits)
J
ournaliste au quotidien « Haaretz », Gideon Levy a passé sa carrière à dénoncer l’occupation des territoires palestiniens, la colonisation, les expulsions, le chantage à l’antisémitisme. Depuis deux ans, il est l’une des rares voix dans son pays à s’élever contre le bain de sang à Gaza. Comment une telle tragédie a-t-elle pu se dérouler dans le silence et l’indifférence de la plupart des Israéliens ?
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Le 7 octobre a constitué un tournant historique. Ce jour-là, le Hamas a envahi Israël et commis une tuerie sans précédent dans le pays. Et ce jour-là, Israël a changé de visage.
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Une certaine lecture des événements s’y est en effet immédiatement imposée, qui a modifié la conscience politique et existentielle du pays.
Les dirigeants, les médias et les commentateurs ont aussitôt qualifié les attaques de « plus grande catastrophe qui ait frappé le peuple juif depuis la Shoah (1) ». La Shoah et le 7 octobre 2023 dans un même souffle donc, comme s’ils étaient comparables, comme s’il y avait eu deux exterminations… Une exagération absurde, sans aucun fondement — l’ampleur, les objectifs, les moyens, tout diffère —, mais répétée ad nauseam, et parfaitement calibrée pour servir la propagande gouvernementale. Car ce choix de comparaison n’avait rien de fortuit. Il découle de la victimisation qui accompagne Israël depuis sa fondation en 1948, consécutive au génocide du peuple juif ; une victimisation qui, aux yeux de nombreux Israéliens, donne au pays le droit d’agir comme aucun autre n’est autorisé à le faire.
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De nombreux Israéliens, probablement la majorité d’entre eux, considèrent désormais qu’« il n’y a pas d’innocents à Gaza ». Selon une enquête du centre aChord, affilié à l’Université hébraïque de Jérusalem (août 2025), une telle croyance concerne 62 % des Israéliens, et même 76 % des Juifs israéliens.
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Les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre ont été perçus en Israël comme la preuve d’une soif de sang innée chez les Palestiniens. Toute mention des circonstances historiques, politiques ou sociales de cette attaque était considérée comme une tentative de justification, et donc comme une trahison. M. António Guterres, le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU), a été l’une des premières grandes voix internationales à évoquer ce contexte. Tel-Aviv l’a immédiatement qualifié d’antisémite.
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Une autre évidence s’est répandue comme une traînée de poudre au lendemain du 7 octobre : celle selon laquelle Israël peut tout s’autoriser. « Et que vouliez-vous que nous fassions ? », entend-on constamment, comme si le génocide était la seule option possible.
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Le refus du dialogue ne suffisant pas, Israël a repoussé les limites de l’horreur en bannissant les témoignages de solidarité à l’égard des Palestiniens. Toute expression d’empathie, d’inquiétude et, bien sûr, toute tentative d’aider Gaza sont devenues suspectes dans le pays, et parfois même illégales.
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Privés ou publics, les médias israéliens ont volontairement collé à cette ligne, avec enthousiasme même. Depuis deux ans, sans aucune censure réelle — si ce n’est de l’autocensure —, ils ont décidé de ne pas couvrir les atrocités commises à Gaza .
Leur public peut vivre avec le sentiment que seules vingt personnes y habitent : les vingt otages israéliens encore vivants.
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Chaque information provenant de Gaza est donc remise en cause : le nombre de victimes serait exagéré, il n’y aurait jamais eu de famine, etc. À l’inverse, les journalistes relaient servilement les récits de l’armée israélienne. L’hôpital Nasser a été bombardé, et vingt et une personnes, dont cinq journalistes, sont mortes ? Il abritait sûrement un quartier général du Hamas… Mais que faut-il penser d’une armée qui a tué près de vingt mille enfants en moins de deux ans ?
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Le mensonge et la dissimulation sont monnaie courante en temps de guerre. Mais le cas israélien est particulier. Lorsque vous critiquez les médias russes pour leur couverture du conflit en Ukraine, vous savez parfaitement qu’en fait ils ne peuvent pas faire autrement. Les journalistes israéliens, eux, sont libres. Ils avaient le choix et ils ont sciemment renoncé à leur mission.
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Ce déni protège la société israélienne de la confrontation avec la réalité.
Mais cela ne suffit plus, car les autres pays, eux, voient les atrocités commises à Gaza. Israël est en passe de devenir un État paria, ses citoyens sont confrontés à une hostilité croissante dans le reste du monde. Et que faisons-nous ? Nous blâmons le reste du monde : il est antisémite, il déteste Israël et les Juifs ; la planète entière est contre nous, quoi que nous fassions. Cette rengaine victimaire fait accepter aux citoyens la détérioration du statut international d’Israël. Le pays a renoncé à l’opinion publique mondiale. Depuis le premier jour de l’attaque contre Gaza, des manifestations — parfois massives — sont certes organisées. Mais elles se concentrent presque exclusivement sur le retour des otages et sur la destitution du premier ministre Benyamin Netanyahou.
Si les manifestants demandent la fin de la guerre, c’est uniquement en invoquant le sort des personnes enlevées et des soldats. Celui de Gaza reste ignoré, à l’exception d’une frange déterminée et admirable de militants pour la paix, dont on étouffe la voix. Le départ de M. Netanyahou est certes essentiel pour mettre fin à la guerre. Mais la question palestinienne dépasse largement l’identité du chef du gouvernement.
Les courants fascistes et fondamentalistes, qui se sont fortement développés depuis deux ans et pénètrent désormais toutes les couches de la société, ne disparaîtront pas avec lui.
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Rien de tout cela n’aurait été possible sans le blanc-seing donné à Israël par les États-Unis, d’abord par M. Joseph Biden, et maintenant par M. Donald Trump.
Non content de livrer des armes à son allié et d’assurer sa protection, le président américain se mobilise pour punir tous ceux qui osent critiquer Tel-Aviv . Les membres de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye, qui avaient osé émettre un mandat d’arrêt international contre M. Netanyahou, en ont fait les frais : M. Trump a publié un décret (le décret 14203) pour leur imposer des sanctions personnelles.
Face à l’unilatéralisme américain, l’Union européenne a atteint des sommets de pusillanimité. De peur de mécontenter Washington, et malgré des opinions publiques parfois très critiques d’Israël, elle refuse de prendre des mesures pour venir en aide à Gaza, en imposant par exemple des sanctions à Tel-Aviv. Les Européens se contentent de déclarations de pure forme, en reconnaissant un État palestinien qui n’existe pas, et qui ne sera pas créé dans un avenir prévisible. Ce qu’ils ont su faire contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud et contre la Russie après l’invasion de l’Ukraine, ils s’en révèlent incapables contre Israël.
Mais les Israéliens commencent à sentir l’étau se resserrer lors de leurs voyages à l’étranger, comme dans leurs contacts économiques, scientifiques, commerciaux, culturels et même personnels avec le monde. La pression s’intensifie sur le pays et ses habitants. Jusqu’à présent, rien n’est parvenu à stopper la danse macabre du nettoyage ethnique à Gaza. Enfermés dans un univers à part, déconnectés de la réalité, les Israéliens n’y mettront pas fin par eux-mêmes. Il revient donc au reste du monde de sauver Gaza."
https://www.monde-diplomatique.fr/2025/10/LEVY/68858