En Afghanistan, quatre années d’acharnement contre les femmes depuis le retour des talibans
Posté : 16 août 2025 08:18
Le 15 août 2021, l’organisation ultraconservatrice entrait en conquérants dans Kaboul. Retour sur des années d’abolition des libertés des Afghanes, de plus en plus étouffées par un gouvernement qui leur a déclaré la guerre.
«Cette salle, c’est la prison voulue par les talibans. C’est un symbole de l’enfermement total des jeunes filles dans un espace confiné», soupire Gaisu Yari en voyant un cliché de la photographe indépendante Sandra Calligaro. Il y a quatre ans, Gaisu Yari était évacuée vers la Pologne, peu après la reconquête fulgurante du pays par les fondamentalistes religieux. Activiste pour la liberté des femmes afghanes depuis 2007, elle travaille aujourd’hui aux Etats-Unis pour le Malala Fund, une association qui œuvre à distance et sur le terrain, clandestinement, pour leur éducation.
A sa reprise du pouvoir en août 2021, le nouveau gouvernement taliban a tenté de convaincre que son dogme ultraconservateur, qui a infligé les pires exactions aux femmes afghanes pendant son premier règne, allait cette fois-ci maintenir leur liberté. «Nous nous engageons à permettre aux femmes de travailler, elles seront très actives dans la société, mais dans le respect du cadre de l’islam», avait déclaré le porte-parole du mouvement, Zabihullah Mujahid, lors de sa première conférence de presse.
En quatre ans, aucune des petites avancées acquises lorsque les talibans n’étaient pas au pouvoir n’a survécu. Effacées, enfermées et de plus en plus souvent tuées, les femmes afghanes souffrent. Mais dans les écoles secrètes de Kaboul, ou dans les chambres de jeunes filles qui cachent leurs ordinateurs sous leurs lits, le combat pour s’éduquer continue.
«Apartheid de genres»
Dans leur fanatisme de surveillance et de domination, les talibans ont promulgué plus de 80 décrets ciblant les droits et l’autonomie des femmes. Une stratégie qui passe surtout par l’interdiction de l’espace public, et la possibilité d’échanger entre elles. En bannissant l’accès à l’éducation, à la majorité des professions et aux parcs, gymnases et clubs sportifs, les talibans «construisent une prison mentale et physique autour de la femme», selon Gaisu Yari.
Selon un rapport de l’ONU, les talibans ont accentué leur effort de surveillance ces derniers mois. Dans la province de Kandahar, berceau du mouvement islamiste dans le sud du pays, des inspecteurs ont demandé aux commerçants de signaler toutes femmes non accompagnées d’un gardien (mahram) et de leur refuser l’entrée.
«Ils veulent à tout prix éviter le libre arbitre des femmes. Même les salons féminins, seuls espaces où elles pouvaient encore échanger, et exister discrètement en communauté, ont été fermés. Quand certaines ont transformé leur propre appartement en espace d’échange pour les femmes, ils les ont emprisonnées. Cet appareil légal imposé par des arrestations, des viols, et des exactions, on l’appelle “l’apartheid de genres”», explique Gaisu Yari.
Malgré ses promesses, le régime déclare très vite la guerre à l’éducation des filles : dès mars 2022, le gouvernement interdit les lycées aux jeunes Afghanes, suivi des universités six mois plus tard. L’ONU estime que depuis 2021, plus d’1,4 million de jeunes filles ont été privées d’éducation après l’école primaire.
«Il n’y a pas de système de justice»
Mais depuis quatre ans, les activistes refusent d’abandonner leurs élèves restées en Afghanistan. «Nous travaillons à l’international, en créant des espaces digitaux pour donner un accès à l’éducation à celles qui peuvent encore y accéder par internet. Mais nous travaillons aussi sur place, clandestinement, dans des écoles secrètes pour les femmes», résume Gaisu Yari.
Par ses moyens, le Malala Fund estime pouvoir atteindre plus de deux millions de femmes à travers le pays. «On sent l’enthousiasme de ses jeunes filles quand on leur parle. On sent qu’elles veulent s’éduquer. Nous faisons tout pour encourager leur éducation, continue l’activiste afghane, mais c’est un travail extrêmement risqué pour celles qui sont sur place.»
L’effacement sociétal des femmes a permis le retour d’une société où l’on tue impunément. Le 2 août, une gynécologue obstétrique – rare profession auquel les femmes ont encore droit – a été abattue à Jalalabad, dans l’est du pays. Deux jours plus tard, une jeune femme est morte étranglée par son cousin, qui ne sera pas poursuivi. Ces faits, que parvient à recenser le journal exilé Kabul Now, ne sont que quelques cas documentés dans l’obscurité totale que les talibans font régner sur l’Afghanistan.
«Il n’y a pas de système de justice, raconte Gaisu Yari. Les districts des talibans ne sont pas reliés à Kaboul. Chacun fait ce qu’il veut. Dans les endroits reculés, une foule qui s’improvise en tribunal peut juger une femme et la lapider sur place, en toute impunité.» Les femmes sont aussi jetées dans les prisons des talibans pour n’importe quel délit – hijab mal porté, blasphème, mendicité. En 2024, alors que le nombre de témoignages d’agressions sexuelles contre des femmes et des jeunes filles en détention augmente, selon un rapport de l’ONU, une vidéo qui aurait été prise dans une prison afghane fuite à la presse. Elle montre, selon le journal britannique The Guardian, une femme violée par plusieurs talibans, qui menacent de publier la vidéo pour l’humilier.
«Nous ne pouvons pas nous rendre»
Selon un rapport du Centre for Information Resilience et son projet «Afghan Witness», entre janvier 2022 et juin 2024, au moins 840 victimes femmes et jeunes filles ont été victimes de violences sexistes et sexuelles – violences physiques, agressions, torture, disparitions forcées, féminicides. Mais le contrôle médiatique imposé par les talibans et la stigmatisation associée aux violences subies poussent souvent les femmes au silence, ou pire.
Une enquête du média afghan exilé Zan Times, basée sur des chiffres obtenus auprès des médecins des hôpitaux et cliniques publics du pays suggère que l’Afghanistan est l’un des rares pays ou les femmes se suicident «en bien plus grand nombre que les hommes».
«La première fois que j’ai quitté le pays, c’était en 2007», raconte Gaisu Yari. Elle avait alors 19 ans. «Je fuyais un mariage forcé, un chef de guerre voulait que j’épouse son fils. Il a kidnappé mon père. Mais même dans l’enfer des camps de réfugiés, j’ai toujours eu ce sentiment que j’avais un chez-moi auquel j’appartenais, où je pourrais revenir. Plus maintenant.» Pour de nombreuses Afghanes, l’espoir d’un retour au pays paraît aujourd’hui impossible.
Après une longue et profonde crise personnelle, Gaisu Yari a cependant refusé d’abandonner la lutte : «Nous ne pouvons pas nous rendre. Et elles non plus. Avec toutes les filles et femmes encore là-bas à qui j’ai parlé, elles me disent qu’elles continuent secrètement à faire de l’art, danser, chanter… Elles continuent à trouver des moyens de résister.»
https://www.liberation.fr/international ... 7JICFNX7Q/
«Cette salle, c’est la prison voulue par les talibans. C’est un symbole de l’enfermement total des jeunes filles dans un espace confiné», soupire Gaisu Yari en voyant un cliché de la photographe indépendante Sandra Calligaro. Il y a quatre ans, Gaisu Yari était évacuée vers la Pologne, peu après la reconquête fulgurante du pays par les fondamentalistes religieux. Activiste pour la liberté des femmes afghanes depuis 2007, elle travaille aujourd’hui aux Etats-Unis pour le Malala Fund, une association qui œuvre à distance et sur le terrain, clandestinement, pour leur éducation.
A sa reprise du pouvoir en août 2021, le nouveau gouvernement taliban a tenté de convaincre que son dogme ultraconservateur, qui a infligé les pires exactions aux femmes afghanes pendant son premier règne, allait cette fois-ci maintenir leur liberté. «Nous nous engageons à permettre aux femmes de travailler, elles seront très actives dans la société, mais dans le respect du cadre de l’islam», avait déclaré le porte-parole du mouvement, Zabihullah Mujahid, lors de sa première conférence de presse.
En quatre ans, aucune des petites avancées acquises lorsque les talibans n’étaient pas au pouvoir n’a survécu. Effacées, enfermées et de plus en plus souvent tuées, les femmes afghanes souffrent. Mais dans les écoles secrètes de Kaboul, ou dans les chambres de jeunes filles qui cachent leurs ordinateurs sous leurs lits, le combat pour s’éduquer continue.
«Apartheid de genres»
Dans leur fanatisme de surveillance et de domination, les talibans ont promulgué plus de 80 décrets ciblant les droits et l’autonomie des femmes. Une stratégie qui passe surtout par l’interdiction de l’espace public, et la possibilité d’échanger entre elles. En bannissant l’accès à l’éducation, à la majorité des professions et aux parcs, gymnases et clubs sportifs, les talibans «construisent une prison mentale et physique autour de la femme», selon Gaisu Yari.
Selon un rapport de l’ONU, les talibans ont accentué leur effort de surveillance ces derniers mois. Dans la province de Kandahar, berceau du mouvement islamiste dans le sud du pays, des inspecteurs ont demandé aux commerçants de signaler toutes femmes non accompagnées d’un gardien (mahram) et de leur refuser l’entrée.
«Ils veulent à tout prix éviter le libre arbitre des femmes. Même les salons féminins, seuls espaces où elles pouvaient encore échanger, et exister discrètement en communauté, ont été fermés. Quand certaines ont transformé leur propre appartement en espace d’échange pour les femmes, ils les ont emprisonnées. Cet appareil légal imposé par des arrestations, des viols, et des exactions, on l’appelle “l’apartheid de genres”», explique Gaisu Yari.
Malgré ses promesses, le régime déclare très vite la guerre à l’éducation des filles : dès mars 2022, le gouvernement interdit les lycées aux jeunes Afghanes, suivi des universités six mois plus tard. L’ONU estime que depuis 2021, plus d’1,4 million de jeunes filles ont été privées d’éducation après l’école primaire.
«Il n’y a pas de système de justice»
Mais depuis quatre ans, les activistes refusent d’abandonner leurs élèves restées en Afghanistan. «Nous travaillons à l’international, en créant des espaces digitaux pour donner un accès à l’éducation à celles qui peuvent encore y accéder par internet. Mais nous travaillons aussi sur place, clandestinement, dans des écoles secrètes pour les femmes», résume Gaisu Yari.
Par ses moyens, le Malala Fund estime pouvoir atteindre plus de deux millions de femmes à travers le pays. «On sent l’enthousiasme de ses jeunes filles quand on leur parle. On sent qu’elles veulent s’éduquer. Nous faisons tout pour encourager leur éducation, continue l’activiste afghane, mais c’est un travail extrêmement risqué pour celles qui sont sur place.»
L’effacement sociétal des femmes a permis le retour d’une société où l’on tue impunément. Le 2 août, une gynécologue obstétrique – rare profession auquel les femmes ont encore droit – a été abattue à Jalalabad, dans l’est du pays. Deux jours plus tard, une jeune femme est morte étranglée par son cousin, qui ne sera pas poursuivi. Ces faits, que parvient à recenser le journal exilé Kabul Now, ne sont que quelques cas documentés dans l’obscurité totale que les talibans font régner sur l’Afghanistan.
«Il n’y a pas de système de justice, raconte Gaisu Yari. Les districts des talibans ne sont pas reliés à Kaboul. Chacun fait ce qu’il veut. Dans les endroits reculés, une foule qui s’improvise en tribunal peut juger une femme et la lapider sur place, en toute impunité.» Les femmes sont aussi jetées dans les prisons des talibans pour n’importe quel délit – hijab mal porté, blasphème, mendicité. En 2024, alors que le nombre de témoignages d’agressions sexuelles contre des femmes et des jeunes filles en détention augmente, selon un rapport de l’ONU, une vidéo qui aurait été prise dans une prison afghane fuite à la presse. Elle montre, selon le journal britannique The Guardian, une femme violée par plusieurs talibans, qui menacent de publier la vidéo pour l’humilier.
«Nous ne pouvons pas nous rendre»
Selon un rapport du Centre for Information Resilience et son projet «Afghan Witness», entre janvier 2022 et juin 2024, au moins 840 victimes femmes et jeunes filles ont été victimes de violences sexistes et sexuelles – violences physiques, agressions, torture, disparitions forcées, féminicides. Mais le contrôle médiatique imposé par les talibans et la stigmatisation associée aux violences subies poussent souvent les femmes au silence, ou pire.
Une enquête du média afghan exilé Zan Times, basée sur des chiffres obtenus auprès des médecins des hôpitaux et cliniques publics du pays suggère que l’Afghanistan est l’un des rares pays ou les femmes se suicident «en bien plus grand nombre que les hommes».
«La première fois que j’ai quitté le pays, c’était en 2007», raconte Gaisu Yari. Elle avait alors 19 ans. «Je fuyais un mariage forcé, un chef de guerre voulait que j’épouse son fils. Il a kidnappé mon père. Mais même dans l’enfer des camps de réfugiés, j’ai toujours eu ce sentiment que j’avais un chez-moi auquel j’appartenais, où je pourrais revenir. Plus maintenant.» Pour de nombreuses Afghanes, l’espoir d’un retour au pays paraît aujourd’hui impossible.
Après une longue et profonde crise personnelle, Gaisu Yari a cependant refusé d’abandonner la lutte : «Nous ne pouvons pas nous rendre. Et elles non plus. Avec toutes les filles et femmes encore là-bas à qui j’ai parlé, elles me disent qu’elles continuent secrètement à faire de l’art, danser, chanter… Elles continuent à trouver des moyens de résister.»
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