Corvo a écrit : ↑25 octobre 2019 16:04
Et toc !...
Pourquoi une loi pour « interdire le voile » en France aurait peu de chances d’exister
Marine Le Pen a réaffirmé son souhait d’interdire le voile dans « l’intégralité de l’espace public ». Une telle loi aurait toutes les chances d’être censurée.
« Je souhaite que le voile soit interdit dans l’intégralité de l’espace public. » Marine Le Pen a réaffirmé, dimanche 20 octobre, cette proposition récurrente dans son discours lors du « Grand Jury RTL-LCI-Le Figaro ». La mesure viserait aussi les autres signes religieux, comme la kippa, a précisé la présidente du Rassemblement national : « Nos compatriotes juifs ne posent aucun problème avec la kippa, [mais] je leur demande de faire ce sacrifice. »
Interrogée sur les incertitudes juridiques que poserait une telle loi, Marine Le Pen a rétorqué en citant l’exemple de « la loi sur l’interdiction du voile à l’école » de 2004, qui n’a pas été invalidée. Selon elle, le port du voile dans l’espace public est une « infraction à la laïcité » et son interdiction dans tout l’espace public se justifie au nom de ce principe. L’affaire s’annonce pourtant très complexe juridiquement, voire vouée à l’échec.
Lire notre enquête : « Madame, vous ne partirez pas avec votre foulard » en sortie scolaire POURQUOI C’EST FRAGILE JURIDIQUEMENT
1. La liberté religieuse, un droit fondamental
A écouter Marine Le Pen, il serait simple d’écrire une loi pour restreindre le port des signes religieux. En réalité, le sujet est particulièrement épineux sur le plan juridique. La liberté de conscience et de religion est garantie tant par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) dans son article 9 que par la Constitution française dans son article premier. Or, ces deux textes priment sur de simples lois dans la hiérarchie des normes juridiques.
Cela ne veut pas dire qu’il est interdit de prendre des mesures sur ce plan, mais ces textes fondamentaux posent des garde-fous. Par exemple, on lit dans la CEDH que « la liberté de manifester sa religion ou ses convictions » ne peut être restreinte qu’au nom de la « sécurité publique », la « protection de l’ordre », « la santé ou la morale publiques » ou encore « la protection des droits et libertés d’autrui ».
Toute loi restreignant la liberté religieuse doit en principe se fonder sur de tels impératifs et de manière proportionnée. Dans le cas contraire, elle s’expose au risque d’être censurée par le Conseil constitutionnel et, donc, de ne jamais entrer en vigueur (comme cela arrive régulièrement sur différents types de mesures). La Cour européenne des droits de l’homme peut, quant à elle, condamner les Etats en cas de non-respect des normes européennes, les incitant fortement à revoir leur copie.
2. Le précédent des arrêtés « antiburkini »
L’exemple des arrêtés « antiburkini », qui se sont multipliés en France à l’été 2016, illustre bien les équilibres qui entrent en compte dans ce sujet. Une trentaine de communes, notamment Villeneuve-Loubet, dans les Alpes-Maritimes, avaient décidé d’interdire le port de tenues « manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse lors de la baignade et sur les plages ». Ces textes visaient en fait le mal nommé burkini, une tenue de baignade qui couvre le corps et les cheveux, mais pas le visage.
Mais le Conseil d’Etat a suspendu l’arrêté de Villeneuve-Loubet, le 26 août 2016. Selon cette décision, qui a fait jurisprudence, un maire peut bien prendre des mesures pour réglementer l’accès à la plage ou à la baignade dans sa commune. Mais « les restrictions qu’il apporte aux libertés doivent être justifiées par des risques avérés d’atteinte à l’ordre public ».
En l’espèce, le Conseil d’Etat a estimé que les tenues de baignade, notamment le fameux burkini, n’ont pas engendré de risques de trouble à l’ordre public dans la commune. L’arrêté pris par le maire de Villeneuve-Loubet ne se fondait par ailleurs pas « sur des motifs d’hygiène ou de décence ». Il portait donc « une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ».
Les mêmes réserves pourraient s’appliquer à une loi visant à interdire le port du voile ou, plus largement, de signes religieux « ostentatoires » dans l’espace public.
3. Les lois de 2004 et 2010 visaient des situations particulières
Des précédents montrent qu’il reste possible de légiférer, mais que chaque mot compte pour éviter la censure. A commencer par la loi de 2004 sur « le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse » dans les établissements scolaires publics.
La rédaction de ce texte a été largement soupesée. Bien qu’on l’évoque régulièrement dans le débat public comme la « loi sur le voile à l’école », il ne vise pas directement le voile, mais plus largement « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Et le Conseil d’Etat l’avait jugé conforme à la Constitution.
Autre exemple : la loi de 2010 qui a interdit le port de la burqa ou du niqab dans l’espace public. Cette dernière ne visait pas les signes religieux, mais la dissimulation du visage, présentée comme un potentiel trouble à l’ordre public. Le Conseil constitutionnel a validé le texte du fait des précautions retenues dans sa rédaction, reconnaissant même que le fait pour une femme de dissimuler son visage était assimilable à « une situation d’exclusion et d’infériorité ». Par ailleurs, la peine retenue en cas de manquement à la loi (une contravention de 150 euros) a été estimée « proportionnée » à l’équilibre entre liberté et laïcité.
4.
Une loi pour « interdire le voile », mais à quel titre ?
Les deux lois citées précédemment s’appliquent à des situations particulières : la première porte sur les établissements scolaires publics au nom de la neutralité religieuse, la seconde vise la dissimulation du visage plutôt que le voile. Au contraire, une éventuelle loi interdisant le port du voile dans l’espace public serait plus générale et viserait, en fait, la pratique religieuse en elle-même.
Il est difficile de se prononcer sur une loi qui n’est pas rédigée, mais l’affaire s’annonce complexe. En 2016, par exemple, l’entourage de Nicolas Sarkozy avait envisagé d’interdire le voile en s’appuyant sur la jurisprudence qui avait amené à interdire les « lancers de nains », au nom de l’atteinte à la dignité humaine.
Cette piste avait finalement été écartée par l’ancien président de la République. Il faut dire que cette justification avait déjà été jugée fragile par le Conseil d’Etat en 2010. Ce dernier, qui explorait alors le sujet de l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, jugeait « discutable juridiquement » d’invoquer la notion de dignité humaine « en particulier dans le cas où le port du voile intégral résulte de la volonté délibérée d’une personne majeure ». Il serait donc compliqué de reprendre cet argument pour le voile « simple ».
Toutes ces difficultés juridiques n’empêchent pas plusieurs responsables politiques d’afficher leur volonté d’interdire le voile dans tout l’espace public, comme Marine Le Pen le fait depuis au moins 2010, sans détailler son projet. Contactée à ce sujet, la présidente du RN n’a pas donné suite à nos demandes de précisions.
https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/ar ... 55770.html