C'est plus clair, non!Journal d'un système de santé en crise
Arrêts de travail «injustifiés» : une désinformation orchestrée
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Christian Lehmann, médecin et écrivain, tient pour «Libération» la chronique d’une société touchée par les crises sanitaires et du service public. Il dénonce le discours accusant les médecins d’accorder inconsidérément les arrêts de travail.
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Par de nombreuses manipulations, les chiffres sont gonflés artificiellement, en inventant le désaccord du médecin-conseil sur un arrêt de travail virtuel jamais demandé par le médecin ni pris par le patient.
Par de nombreuses manipulations, les chiffres sont gonflés artificiellement, en inventant le désaccord du médecin-conseil sur un arrêt de travail virtuel jamais demandé par le médecin ni pris par le patient. ( Matthieu Mirville/Zuma.ABACA)
par Christian Lehmann
publié le 2 août 2025 à 8h44
Plus la potion à avaler est amère, plus la partition des éléments de langage est bien rabâchée. Ce sont cette fois-ci les dirigeants de la Sécurité sociale qui ont lancé l’attaque. Le directeur de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam), Thomas Fatôme, ancien conseiller santé et protection sociale de Nicolas Sarkozy, et sa directrice déléguée, Marguerite Cazeneuve, sont allés de plateau en plateau pour présenter une grande nouveauté, un rapport «Charges et produits de la Cnam pour 2026» de près de 300 pages détaillant 60 mesures pour réaliser des milliards d’économie pour la Sécu, en danger d’asphyxie dans les années à venir si l’on ne fait rien. Parmi celles-ci, un renforcement du contrôle et une mise sous tutelle des médecins prescrivant trop d’arrêts de travail…
Quelques jours plus tard, le 15 juillet, François Bayrou annonce le tour de vis sur les dépenses sociales dans ce qu’il appelle, toute honte bue, son moment de vérité, en enquillant réforme des affections de longue durée, hausse des franchises sur les médicaments, diminution de la prise en charge des indemnités journalières, avant d’asséner : «Nous devons mettre fin à la dérive» des arrêts de travail. Avec cet argument massue : «Les contrôles qui ont été exécutés sur les arrêts maladies de plus de 18 mois ont montré que pour 50 % d’entre eux, ces arrêts de travail n’étaient plus justifiés.»
Le 26 juillet, dans le Monde, Catherine Vautrin renchérit : «Cette année est celle des 80 ans de la Sécurité sociale. La question, aujourd’hui, est de réussir à pérenniser notre modèle social, structurellement déficitaire et donc, par définition, en péril. Il y a également un sujet sur la prescription de ces arrêts par les médecins. Nous souhaitons mettre fin à des abus. Pour rappel, les contrôles qui ont été exécutés sur les arrêts maladie de plus de dix-huit mois ont montré que, pour 50 % d’entre eux, ces arrêts n’étaient plus justifiés.»
Le 30 juillet, c’est enfin au tour du ministre Yannick Neuder, de renchérir sur son compte Linkedin : «Un arrêt de travail, c’est un acte médical important, une protection précieuse pour le travailleur, un pilier de notre solidarité nationale. Pourtant, notre système connaît des dérives préoccupantes : 50 % des arrêts de travail de plus de 18 mois étaient injustifiés lors des contrôles de l’assurance maladie. Une prise de conscience collective doit s’opérer !»
Gabegie malhonnête
50 % d’arrêts injustifiés ! Ce chiffre mis en avant à chaque reprise, vertigineux, implique que les médecins font vraiment n’importe quoi. «Dérives, abus», les termes ne sont pas trop forts pour dénoncer ce qui, sans aucune volonté de culpabilisation bien entendu comme le susurre la ministre, constitue une gabegie malhonnête.
Et, à chaque fois, on met bien en avant que cette dénonciation n’a pour but que de sauver la Sécu : «C’est une prise de conscience collective si on veut sauvegarder notre système de protection sociale», insiste Yannick Neuder. Or, là où mon collègue cardiologue voit «une prise de conscience collective», mon diagnostic est légèrement différent : j’y vois une désinformation orchestrée, dont le pouvoir s’est rendu coupable depuis de nombreuses années, et dont il se fait le complice.
Jusqu’à l’arrivée à la tête de l’assurance maladie, en 2004, de Frédéric Van Roekeghem, ancien auditeur d’AXA, nommé par Jacques Chirac, le pourcentage d’arrêts de travail litigieux était de 2 %. Très rapidement, le chiffre des arrêts de travail injustifiés va être chiffré à 12 %. Les mots ont un sens, la com de l’ancien assureur aussi. Sous prétexte que «c’est en changeant tous un peu qu’on peut tout changer», «litigieux» devient «injustifié». Une différence de point de vue entre médecin soignant et médecin contrôleur est transformée d’emblée en fraude reconnue. Par de nombreuses manipulations, les chiffres sont gonflés artificiellement, en inventant le désaccord du médecin-conseil sur un arrêt de travail virtuel jamais demandé par le médecin ni pris par le patient. Un médecin-conseil contrôlant au quatrième jour un patient arrêté quatre jours… notera informatiquement qu’un arrêt à partir du cinquième jour serait injustifié (alors même que cet arrêt n’a jamais été prescrit).
La Sécurité sociale multiplie les procédures envers des médecins considérés comme «délinquants statistiques», ciblant des praticiens dont l’activité paraît statistiquement trop différente de la moyenne. Il ne s’agit aucunement de discuter la justification médico-sociale de chaque arrêt, mais de considérer globalement qu’une déviation par rapport à la moyenne représente une déviance à redresser. Convoqué, le praticien est mis devant le fait accompli par une caisse juge et partie : soit il accepte d’être mis sous tutelle provisoire (reconnaissant ainsi de fait un abus de prescription) pendant quelques mois en s’engageant à réduire d’un pourcentage déterminé à l’avance ses arrêts de travail pendant la période, soit il refuse et pourra encourir une pénalité financière pouvant atteindre plusieurs milliers d’euros. Tout ceci est présenté par les contrôleurs de la Caisse comme une simple démarche administrative, «un accompagnement».
Un choix de management toxique
Les tentatives d’explication de médecins déstabilisés par ces accusations, et cherchant à justifier leur pratique, leur souci des patients, leur type de patientèle ou leur mode de travail, sont systématiquement balayées. Lorsque certains d’entre eux menacent de cesser leur activité, de «déplaquer», parce que la double contrainte leur est insupportable (faire semblant de soigner chaque malade comme un individu, mais appliquer sans le dire les consignes des caisses pour tenir des objectifs comptables), les contrôleurs réagissent avec mépris : «Reprenez-vous, c’est simplement une procédure administrative. Et ne venez pas nous faire du chantage !» Comme me le disait une consœur sanctionnée : «Si leur objectif est de faire peur aux autres, ça marche très bien. Tous mes confrères qui sont au courant y pensent quand ils font des arrêts de travail. Quand vous voulez qu’une foule se tienne à carreau, vous en fusillez un. En général, les autres se tiennent tranquilles». Questionnée sur l’efficacité de ces contrôles, Marguerite Cazeneuve avoue : «Ce dispositif est ultra-chronophage pour nous, et le nombre de prescripteurs concernés est minuscule.» Impacter des milliers de généralistes pour un nombre de prescripteurs minuscule est donc apparemment un choix, un choix de management toxique.
Ce chiffre de 50 % d’arrêts longs injustifiés, d’où sort-il ? En réalité, il n’apparaît absolument nulle part dans les 300 pages du rapport «Charges et produits…» mais a été intégré dans un document annexe, une «synthèse en ligne» permettant opportunément de donner aux politiques du grain à moudre. Et que dit-il réellement ? «Des contrôles médicaux ponctuels sur les arrêts de plus de 18 mois ont montré que 54 % des arrêts concernés par ces contrôles n’étaient plus justifiés avec la possibilité d’une reprise du travail pour le salarié ou d’un passage en invalidité.» Il s’agit donc non pas d’une donnée générale mais des résultats d’un contrôle ciblé sur des arrêts ayant pu être considérés comme litigieux, ce qui remet fortement en question la manière dont ce chiffre est mis en avant par tous les ministres.
Manipulation chiffrée
Mais il y a mieux. Sollicitée par le journaliste Vincent Granier pour l’Agence presse médicale, la Cnam est obligée de donner les détails de ces 54 %. Il en ressort que, sur 18 585 arrêts de plus de 18 mois ciblés (à rapporter aux 9 millions d’arrêts de travail prescrits chaque année), seuls 12 % d’entre eux ont amené le médecin-conseil à décider la reprise du travail pour aptitude. Pour les 41 % restants, «la personne ne relevait plus de l’arrêt de travail, mais d’une pension d’invalidité» (correspondant à un état stabilisé dont on considère qu’il ne pourra plus évoluer).
Là où les ministres, dont l’un est médecin, jettent le discrédit sur les patients et sur leurs médecins, la Cnam, interrogée, est forcée de reconnaître la réalité : les complexités administratives, le long cursus pour faire reconnaître une invalidité après parfois plusieurs mois de prise en charge couronnée d’échecs pour des patients avec des pathologies mécaniques lourdes, sont l’explication de cette manipulation chiffrée utilisée pour serrer la vis aux malades.
Comme le déclare le syndicat MGFrance : «Parmi les arrêts qualifiés «d’injustifiés», beaucoup relèvent en réalité d’une autre prise en charge : invalidité ou reclassement professionnel. Or, ni l’une ni l’autre ne relèvent du médecin généraliste, mais respectivement du médecin-conseil de l’assurance maladie et de la médecine du travail, notoirement peu accessibles ! Ces accusations infondées détournent l’attention des vrais enjeux, auxquels les médecins généralistes sont confrontés au quotidien : la dégradation des conditions de travail, le manque de moyens pour accompagner les patients fragiles et la désorganisation croissante du système de soins.»
La fraude est ailleurs, mais les boucs émissaires sont là, à portée de mains