Arthur Langerman, rencontre avec un diamantaire juif collectionneur d’affiches antisémites
Ce Belge de 82 ans, rescapé de la Shoah, a amassé plus de 10 000 dessins, statues ou tableaux datant pour l’essentiel de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, caricaturant le peuple juif. Pour lui, le portrait de Cyril Hanouna réalisé par LFI montre la persistance de l’antisémitisme et la nécessité de toujours alerter sur la violence et la haine que produisent ces images.
Lorsque La France insoumise a publié une affiche antisémite début mars, il n’a pas fallu longtemps pour qu’elle atterrisse dans le smartphone d’Arthur Langerman, 82 ans. Le visage froncé et menaçant de Cyril Hanouna y a rejoint les dizaines d’autres images montrant Juifs aux yeux rouges clignotants et nez crochus dansant en file indienne. Ce sont des connaissances qui les lui envoient sur WhatsApp, à sa demande : depuis qu’il a acheté une carte postale antisémite à un brocanteur en plein procès Eichmann, en 1962, ce rescapé de la Shoah et diamantaire de profession s’est mis à amasser tableaux, statues ou encore pièces de monnaie caricaturant le peuple juif. Il en a accumulé plus de 10 000, datant pour l’essentiel de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, grâce à ses propres recherches ou par l’entremise de rabatteurs qui lui signalent un document qui vaut le détour.
Ces dernières années, Arthur Langerman a tenté de prendre de la distance avec ce qui est désormais un fonds d’archives cédé à une fondation qui porte son nom à Berlin, tout comme le futur musée qui devrait y ouvrir dans quelques années. Dans l’appartement aux murs blancs et aux larges baies vitrées qu’il occupe à Uccle, commune chic du sud de Bruxelles, il préfère accueillir le visiteur (et on le comprend) avec ses verreries de Murano aux couleurs vives posées sur des étagères. Cette autre collection lui a valu, une fois, de réveiller un vendeur italien au beau milieu de la nuit pour se procurer un vase qui lui faisait de l’œil. Mais difficile de se défaire de l’obsession d’une vie. Désormais séparé de la quasi-totalité de ses pièces antisémites, il en scrute les nouveaux avatars produits pour les réseaux sociaux. Pour en découvrir de nouvelles, il raconte se faire parfois passer pour un antisioniste qui prépare une exposition : cela lui a permis de mettre la main, même avant le 7 octobre 2023, sur une importante production antisioniste qui perpétue les pires clichés.
Dans son salon, on trouve au mur le portrait d’un rabbin peint par un constructiviste russe, ami de Chagall. Un beau tableau. «Je n’ai pas voulu mettre d’image antisémite et vivre avec ça», commente-t-il. Dans son bureau trônent cependant, en surplomb de son fauteuil, un détestable personnage aux ongles aiguisés et un Juif au corps de rat. «J’ai gardé chez moi les représentations les plus méchantes. J’en ai tellement, que actuellement, ce qui m’intéresse vraiment, c’est les trucs trash. Quand on voit ça, tout le monde est d’accord pour dire que c’est antisémite. Ça ne se discute pas.» Il ajoute : «Je me pose souvent la question : “Qui est-ce qui va mettre un truc pareil chez lui ?”» «A part vous ? –Exactement !» Il n’y avait, en effet, que lui pour se lancer dans un tel projet, tout comme il fut le seul, au début de sa carrière de diamantaire, à s’intéresser aux diamants colorés quand tout le monde dans le milieu ne jurait que par les pierres blanches. C’est ce qui a assuré son succès professionnel. Et fait osciller sa vie entre le beau et l’abject.
«Au début, j’ai collectionné ça pour moi, c’était peut-être une manière de guérir de toute la misère qu’il y a eu dans ma jeunesse», explique-t-il. Amasser ces images est pour lui une façon d’éclairer le «trou noir» de son enfance : lorsque ses deux parents sont arrêtés le 28 mars 1944 à Anvers avant d’être déportés trois mois plus tard, alors qu’il n’a pas 2 ans, il est placé dans une pouponnière sous contrôle allemand où il vivra jusqu’au retour de sa mère, seule. Celle-ci refusera sa vie durant de raconter les détails de cette période. «J’ai découvert toute cette histoire longtemps après, en lisant le livre d’un journaliste, intitulé : Ils n’ont pas eu ces gosses (1). J’ai vu mon nom, je me suis dit : “Tiens, j’ai dû être dedans.” Mais c’était difficile de chercher. Et un jour, le Musée juif de Belgique m’a appelé et m’a dit : “Il y a une dame qui travaillait dans une pouponnière qui vient de mourir et qui nous a légué son album photos”.» Parmi les portraits d’enfants qu’il contient, il retrouve le sien, désormais encadré en bonne place dans son salon. «J’ai mal commencé ma vie. Mais c’est grâce à ça que je suis devenu ce que je suis.»
Expliquer ce que ces images ont produit
Au fur et à mesure que son passé s’éclaire, sa collection s’étoffe et son ambition change : à travers elle, il s’agira aussi d’«éduquer les masses» en montrant ces images et en expliquant ce qu’elles ont produit. Des expositions se montent, la première se tient au Mémorial de Caen en 2017-2018, sous le titre «Dessins assassins ou la corrosion antisémite en Europe, (1886-1945)». C’est, en effet, à la fin du XIXe siècle que l’imagerie antisémite prend son essor, notamment dans la presse. Et si les dessins tuent, c’est qu’ils préparent la Shoah : «Je me suis souvent demandé : “Comment c’est possible que ce soient les Allemands, un peuple cultivé, qui aient été amenés à tuer 6 millions de Juifs et 1,5 million d’enfants ?”» Pour lui, la réponse se trouve dans les dessins qui ont contribué lentement, mais sûrement à l’altérisation et à la stigmatisation : «Quand on reçoit un marquage de cerveau pendant cinquante ans où on dit que le Juif ne peut pas exister, que le Juif est un voleur, un tricheur, etc. à la fin, tu n’as envie que de t’en débarrasser.»
On revient à l’affiche de Cyril Hanouna. Antisémite, elle l’est évidemment. Tout comme l’était, en 2022 à Avignon une peinture murale montrant Jacques Attali tenant Emmanuel Macron comme une marionnette. Dans le cas de l’affiche de LFI, est-ce délibéré ? Arthur Langerman en est convaincu, tant le visage de l’animateur reprend les codes de ces productions qu’il connaît par cœur. Il pense à une une en particulier. On propose : l’affiche du Juif éternel, film de propagande allemand de 1940 ? Elle colle bien, mais il en visualise une autre. Dans son téléphone, il navigue entre les groupes de discussion et son dossier de photos, mais ne parvient pas à remettre la main dessus. Il nous l’enverra un peu plus tard : en noir sur fond jaune, le front barré d’une étoile de David, un autre visage grimaçant imprimé en Tchécoslovaquie dans les années 1940.
La discussion mène logiquement à la politique, et quitte le champ de son expertise pour celui de ses opinions. Il se définit comme un électeur de «droite centrale». Il cingle : «Aujourd’hui, l’antisémitisme est de gauche», et met en cause Jean-Luc Mélenchon, oubliant qu’en 2017, c’est un François Fillon en campagne qui publiait une caricature choquante d’Emmanuel Macron en banquier au nez crochu. Il nuance en évoquant la situation en Allemagne où l’extrême droite manifeste sans cacher sa haine des Juifs, en admettant que le soutien de l’extrême droite, française ou belge, aux Juifs ne lui «paraît pas très sincère», et en confiant un peu plus tard, qu’il n’aime pas Nétanyahou. Pourtant, il en est convaincu, la conflictualité entre Juifs et musulmans est inéluctable, en Europe comme au Proche-Orient. Non contentes d’alimenter l’antisémitisme, ces images haineuses auraient-elles également enclenché le cercle vicieux des détestations réciproques ?
Empêcher la haine
De la religion, Arthur Langerman dit que «c’est vraiment le poison qui veut notre fin». Cela fait longtemps qu’il a évacué toute espèce de croyance en une puissance supérieure : «Où était Dieu pendant la Shoah ? Où était Dieu ? Et où est Dieu aujourd’hui ?» Juif, il l’est donc par sa naissance, par lien familial - «J’ai vingt personnes de ma famille qui ont été déportées» – et par admiration pour un peuple peu nombreux (une quinzaine de millions de personnes dans le monde entier) qui a tant contribué aux progrès de l’humanité par ses découvertes scientifiques, ses inventions technologiques et son goût pour l’art : «Je suis assez fier de faire partie de ceux-là.» Il ne compte que trois situations où il a été personnellement victime d’antisémitisme au cours de sa vie - «Et c’est ça qui m’étonne», dit-il. La première, au restaurant, où un type de la table à côté lâche qu’«on n’en a pas tué assez» ; la deuxième, à l’armée, où un «plouc du fin fond des Ardennes» demande à voir ses pieds parce qu’il a entendu dire que les Juifs avaient des sabots ; et la dernière, en marge d’une manifestation à Anvers, il y a trois ou quatre ans, où il dit avoir été pris à partie pour avoir réagi au cri «Tuez les Juifs».
Il estime que c’est parce qu’il ne porte ni kippa ni aucun autre signe religieux. On lui demande s’il n’a pas fini par se voir dans certaines caricatures comme dans un miroir déformant. Pince-sans-rire, il répond : «J’ai souvent observé mon nez dans le miroir pour voir s’il était comme ça… On a fait une étude sur les Juifs et on a vu que 17 % des nez juifs sont grands. Et puis on a fait la même étude sur les non-Juifs, et il y a 17 % aussi. J’étais en Arménie, il y a quelques années, et c’est là que j’ai trouvé les nez les plus énormes !» Il explique que ce trait caricatural se serait imposé à cause d’une crucifixion peinte au XIe siècle, dans laquelle Judas avait le nez protubérant. Et pourtant : «J’avais à l’époque une maîtresse russe, raconte-t-il. Et elle me disait : “Mais vous êtes vraiment comme ça.” L’antisémitisme russe…», conclut-il sans autre forme d’explication.
Voir ressurgir des images comme l’affiche de Hanouna pourrait être déprimant, pour dire le moins, après une vie passée à dénoncer l’antisémitisme du passé pour empêcher la haine. Tout comme voir arracher d’autres affiches, dans son quartier, qui montraient les visages des Israéliens otages du Hamas après le 7 Octobre. Mais Langerman, s’il se dit volontiers inquiet, n’a rien d’un homme abattu. Il va à la salle de sport et joue au tennis en double. Sa capacité d’indignation semble entière quand il s’exclame que les Etats occidentaux n’agissent pas à la hauteur du mal, et qu’il ne comprend pas pourquoi des antisémites condamnés (il pense à Soral ou à Dieudonné) ne sont pas bel et bien derrière les barreaux. Il continue à travailler comme diamantaire et raconte sa vie à qui veut l’entendre. Ce n’est qu’au détour d’une phrase qu’on l’entend dire, presque détaché et sans plisser le visage : «Je suis content d’être vieux parce qu’il me reste peu de temps à assister à tout ça.»
(1) livre de Sylvain Brachfeld (1989).
https://www.liberation.fr/idees-et-deba ... ZKSJEL5BU/
