Opération «Chariots de Gédéon»
«Comment pourrons-nous justifier cela devant nos enfants ?» : devant Gaza exsangue, des soldats de l’armée israélienne en proie aux doutes
En préparant son ultime offensive, l’état-major de Tsahal entend réduire à néant l’enclave. Un objectif maximaliste qui est loin d’être partagé par tous les soldats, notamment les réservistes.
Ce devrait être la veillée d’armes dans les kibboutz et les villages qui bordent la bande de Gaza, alors que Benyamin Nétanyahou a réitéré mardi 13 mai son intention de lancer très prochainement l’opération «Chariots de Gédéon», et d’«attaquer Gaza de toutes ses forces». Pourtant, même si les tanks montés sur des poids lourds font des allers-retours entre les différentes bases le long de la route 232, la ligne de front du 7 Octobre, le calme de la routine règne. Et certains automobilistes se risquent même à rouler jusqu’à la clôture qui marque la frontière avec l’enclave palestinienne, même si elle reste hermétiquement fermée, y compris aux journalistes, à l’encontre du droit international et du droit israélien.
Le plan de l’armée, adopté la semaine dernière par le cabinet de guerre, est de lancer ses forces dans une phase qu’elle voudrait «ultime» de la guerre à Gaza. Et pour cela, de remobiliser des milliers de soldats, pourtant de plus en plus démotivés. L’état-major veut en finir une fois pour toutes avec le Hamas, en déclenchant une phase de combat intense visant à réoccuper entièrement le territoire. Ses soldats prendront le territoire bout par bout, «pour y rester», bulldozers et explosifs en main.
Aujourd’hui, Tsahal contrôle entièrement 70 % de Gaza : une zone tampon d’un kilomètre en moyenne à l’intérieur de la frontière et trois corridors – celui de Philadelphie à la frontière avec l’Egypte, celui de Morag à quelques kilomètres au nord, et celui de Netzarim au milieu de la bande.
L’offensive aura pour but de concentrer entièrement la population de Gaza – plus de 2 millions d’habitants traumatisés, tombés dans une destitution abjecte imposée par deux mois de siège total sans aucune aide humanitaire – dans une zone de moins de 50 km² au sud de Morag.
Le cabinet a voulu attendre la fin de la visite de Donald Trump dans le Golfe pour éventuellement obtenir du Hamas la libération de la moitié des otages. Difficile de voir ce qui pourrait faire plier le mouvement islamiste, qui mène aujourd’hui une guérilla assez efficace. Le début des opérations serait donc imminent – mais la Gaza Humanitarian Foundation (GHF), formée avec l’aval israélien pour distribuer l’aide humanitaire, a déclaré dans son premier communiqué, jeudi 15 mai, qu’elle ne serait en mesure de commencer ses opérations que d’ici la fin du mois. Sans aide humanitaire, les conditions dans Gaza deviendront rapidement cataclysmiques. On peut donc s’attendre à une montée en puissance progressive des opérations – elle a déjà commencé. Les frappes aériennes, navales et d’artillerie se multiplient : d’une vingtaine de morts par jour, on est passé à 50, voire 100 quotidiennement
«
Si l’ennemi ne comprend pas la force, employez plus de force»
Pour mener cette opération, le ministère israélien de la Défense a rappelé des dizaines de milliers de réservistes. Si certains sont destinés à se battre dans Gaza, beaucoup viendront prendre la place de conscrits en Israël et en Cisjordanie, qui seront transférés vers le territoire palestinien. Dans la plupart des brigades, on constate des chiffres de recrutement inférieurs à 50 %. Les réservistes sont réfractaires, explique Amos Yadlin, ancien chef du renseignement militaire israélien et chercheur : «Ceux qui sont en accord avec la stratégie du gouvernement sont très motivés. Mais les autres ne viennent tout simplement pas.» Chez les soldats, le refrain est de ramener les otages et de servir son pays. L‘échelon politique n’a pas les mêmes priorités : son but avéré est de détruire les capacités militaires et politiques du mouvement palestinien, voire, pour l’aile droite, de coloniser Gaza.
L’état-major semble vouloir obéir au précepte local, formulé comme une blague : «Si l’ennemi ne comprend pas la force, employez plus de force.» De plus en plus de soldats sous les drapeaux, d’active ou de réserve, disent tout bas ce qu’Amos Yadlin dit tout haut : «
Il est temps d’admettre que nous avons gagné cette guerre. Nous avons appris les leçons du 7 Octobre ; nos services de renseignement ne s’endormiront plus au volant. Et nous ne donnerons plus des millions de dollars au Hamas», ajoute l’ancien général.
Une référence peu voilée au fait que Benyamin Nétanyahou, dont les plus proches conseillers sont impliqués dans une affaire de trafic d’influence pour le Qatar, ait laissé transité des valises pleines d’argent liquide de l’Etat du Golfe vers Gaza dans les années et mois qui ont précédé l’attaque terroriste du 7 octobre 2023.
«
Cela va devenir notre Vietnam»
Pour certains commandants, Tsahal devrait plutôt se concentrer sur les réformes nécessaires. Les militaires demandent plus de soldats, mieux entraînés, et un meilleur équilibre entre technologie et contingent. Le nouveau chef d’état-major, Eyal Zamir, le premier dans l’histoire d’Israël à être issu d’un régiment de blindés, semblait être l’homme idéal pour remplir cet objectif. Mais à la place, il se lance dans «ce qui va devenir notre Vietnam», regrette avec amertume un gradé qui préfère rester anonyme.
La scission exprimée par Amos Yadlin n’est pas aussi simple dans les faits. Certains réservistes choisissent de ne pas revenir pour raisons familiales ; d’autres au contraire se rengagent purement par esprit de corps, ou parce que, après des mois de guerre, ils ont besoin du salaire de l’armée. Malgré le malaise et la contestation contre le gouvernement qui continue à remplir les rues à Tel-Aviv semaine après semaine, la société reste massée derrière «l’armée du peuple». Les barbecues et les collectes pour les soldats ont repris de plus belle. Le service communication de Tsahal exalte les réservistes, comme le major de réserve «A.», qui publie un journal de bord dans lequel il parle de la difficulté de la guerre, de perdre des copains, de l’esprit de corps. «C’est important pour moi que ce que nous avons vécu depuis le 7 Octobre reste dans nos esprits les 50 prochaines années», dit-il. Il écrit, en un sens, les films israéliens de demain, dans lesquels les Gazaouis sont curieusement absents.
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