https://www.lepoint.fr/societe/les-jeun ... _23.php#11La génération Z traverse une « récession sexuelle » : moins de rapports et une masturbation qui recule. Entre anxiété, isolement et pression sociale, l’intime et le désir se recomposent.
Par David Doucet
Que reste-t-il de la sexualité des jeunes en 2025 ? Dans son livre The Second Coming, la journaliste américaine Carter Sherman, spécialiste des questions de genre au Guardian, démonte un cliché tenace : loin de multiplier les aventures sans lendemain, la génération Z connaît une véritable « récession sexuelle ». Un quart de ses membres adultes n'a jamais eu de rapport, la masturbation elle-même décline, et beaucoup confessent leur anxiété, leur isolement ou leur manque de confiance pour franchir le pas.
Smartphones omniprésents, pression sociale, peur d'une grossesse depuis l'annulation de Roe v. Wade, l'arrêt qui garantissait depuis 1973 le droit fédéral à l'avortement : autant de freins qui expliquent ce repli. Mais derrière les statistiques, Sherman montre aussi comment les jeunes femmes et les minorités sexuelles redéfinissent les normes de désirabilité et inventent de nouvelles façons de penser le corps et l'intime.
Le Point : Vous expliquez que vous avez été frappée par l'écart entre la perception morale de la sexualité chez les jeunes et leur expérience réelle. Qu'est-ce qui a déclenché votre enquête ?
Carter Sherman : Je couvre les questions de genre et de sexualité depuis près de dix ans, mais j'ai commencé à y réfléchir plus sérieusement en 2022. Quelques jours après l'annulation de l'arrêt Roe v. Wade par la Cour suprême, une jeune femme m'a écrit sur les réseaux sociaux. Elle venait de découvrir qu'elle était enceinte et ne voulait pas poursuivre sa grossesse. Le problème, c'est qu'elle vivait en Arizona, où les médecins avaient brutalement cessé de pratiquer des avortements, craignant que resurgisse une loi de 1864 interdisant la procédure.
Elle a finalement commandé en ligne des pilules abortives et a avorté seule, dans une chambre de motel. (Les experts médicaux s'accordent à dire que c'est sûr durant le premier trimestre.) Elle m'a confié avoir ressenti non pas seulement du soulagement, mais aussi de l'humiliation comme si les républicains cherchaient à la punir pour avoir eu des relations sexuelles. Cette phrase m'a bouleversée. Elle m'a fait comprendre que, depuis la fin de Roe, les jeunes Américains sont soudain replongés dans une réalité sexuelle qu'on n'avait plus connue depuis les années 1970.
Qu'est-ce que cela provoque chez eux ? Qu'est-ce que cela révèle de la société ? Et pourquoi refuse-t-on de le voir ? J'ai écrit ce livre pour répondre à ces questions et pour montrer que l'annulation de Roe v. Wade n'est qu'un point de départ. Les conservateurs sexuels appliquent désormais la même méthode pour s'attaquer à d'autres aspects de la sexualité.
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Vous décrivez une « récession sexuelle » chez les jeunes : qu'est-ce qui vous a le plus frappée lorsque vous avez commencé à travailler sur ce phénomène ?
Avant ce livre, je savais vaguement que les jeunes avaient moins de relations sexuelles, mais j'ignorais à quel point cette « récession sexuelle » était profonde. Par exemple, un adulte de la génération Z sur quatre n'a jamais eu de rapport sexuel avec une autre personne. Ce qui m'a frappée, c'est le contraste entre cette réalité et le fait de vivre à une époque où, grâce à Internet, chacun peut avoir un accès instantané à toutes les formes de sexualité imaginables (et probablement aussi à certaines qu'il ne souhaite pas voir). Si les jeunes sont si saturés de sexe en ligne, pourquoi en ont-ils si peu dans la vie réelle ?
Un adulte de la génération Z sur quatre n’a jamais eu de rapport sexuel avec une autre personne.
Les statistiques que vous citez sont frappantes : il y a moins de sexe, et même moins de masturbation. À quoi attribuez-vous ce déclin général ?
Il n'y a pas une raison unique à cette baisse, mais plusieurs facteurs probables. L'émergence du smartphone et des réseaux sociaux a joué un rôle énorme. Le déclin de la santé mentale des jeunes qui est lui-même lié aux smartphones et aux réseaux sociaux est un autre facteur. Les jeunes s'engagent aussi plus tard dans des relations sérieuses et se marient plus tard. On imagine souvent que les célibataires ont plus de rapports, mais, en réalité, ce sont les personnes en couple qui ont davantage de relations sexuelles, parce qu'elles ont une source régulière. L'évolution des normes et des attentes en matière de relations joue donc un rôle majeur dans cette « récession sexuelle », et ces changements sont observables dans tous les pays industrialisés.
Peut-on dire que la sexualité de cette génération est plus « émotionnelle » et moins « physique » ? Existe-t-il une confusion dans l'opinion publique qui assimile « moins de sexe » à un « désintérêt pour le sexe » chez la génération Z ?
Oui, c'est une idée reçue très répandue. D'après mes recherches, les jeunes de la génération Z s'intéressent bel et bien au sexe, ils sont simplement découragés par la difficulté d'y accéder. Mais je pense que leur sexualité est moins « émotionnelle » qu'« intellectuelle ». Comme ils passent énormément de temps en ligne, ils sont constamment impliqués ou témoins de discussions sur les implications sexuelles d'une œuvre, d'un événement d'actualité. Même s'ils n'ont pas de rapports physiques, ils ne cessent de penser et de parler de sexe.
Je pense que leur sexualité est moins “émotionnelle” qu'“intellectuelle”.
Les applications de rencontre sont censées faciliter les connexions, mais est-ce qu'elles ne finissent pas par aggraver l'isolement et la frustration ?
Presque toutes les personnes que j'ai interrogées disaient détester les applis de rencontre. C'est dommage, car, sur le papier, elles pourraient avoir quelque chose d'utopique : leur capacité à mettre en relation des individus venus d'horizons très différents. Mais dans les faits, elles reproduisent les mêmes logiques que les rencontres traditionnelles, en s'appuyant sur des stéréotypes très genrés et racialisés. Ainsi, une étude a montré que les femmes y sont jugées les plus désirables à 18 ans, tandis que le « pic » de désirabilité des hommes n'arriverait qu'à 50 ans. Ces applis ont aussi été associées à une baisse de l'estime de soi, notamment sur le plan physique.
Beaucoup de jeunes évoquent en particulier la façon dont elles transforment la rencontre en un jeu. En clair, les utilisateurs ont l'impression qu'il est normal de mal se comporter, puisque les autres ne sont plus perçus comme des personnes réelles, mais comme de simples avatars sur un écran.
Qu'est-ce qui vous a le plus surpris dans la centaine de témoignages que vous avez recueillis ?
Je pensais au départ trouver une plus grande diversité d'opinions sur le porno en ligne. J'imaginais que les jeunes de gauche y seraient plutôt favorables, tandis que ceux de droite s'y montreraient hostiles.
En réalité, la plupart des jeunes que j'ai interrogés estimaient que le porno en ligne les avait « déformés » sexuellement. La sociologue Arlie Russell Hochschild parle de ce qu'elle appelle une « histoire profonde » : une histoire qui semble vraie, et dont la force émotionnelle peut l'emporter sur les faits. (C'est un mécanisme qu'on retrouve constamment en politique.) Or, même si les études scientifiques sur le porno sont tellement contradictoires que l'on ignore encore son véritable impact, j'ai été frappée de voir à quel point les jeunes avaient intégré cette « histoire profonde » selon laquelle le porno leur serait néfaste.
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Dans votre livre, vous employez le terme de « fuckability » pour désigner la pression qui pèse sur les jeunes – surtout les femmes, mais aussi les hommes – afin de se plier à des standards très étroits de désirabilité : corps minces ou musclés, apparence calibrée pour Instagram. Pourquoi cette notion est-elle, selon vous, devenue centrale pour comprendre la vie intime de la génération Z ? Et qu'est-ce qu'elle dit de l'évolution des rapports de pouvoir entre les sexes ?
Je dois ce terme à la philosophe Amia Srinivasan, qui le définit comme « la désirabilité telle qu'elle est construite par nos politiques sexuelles ». Autrement dit, c'est une façon condensée de dire comment des logiques politiques (racisme, sexisme, grossophobie, etc.) façonnent ce que nous jugeons attirant. Au fond, il est impossible de savoir si l'on est attiré (ou repoussé) par certaines caractéristiques parce qu'on les aime vraiment, ou parce qu'on a été socialisé à les aimer ou à les rejeter.
Dans mon livre, j'utilise la notion de « fuckability » pour analyser comment les réseaux sociaux et les applis de rencontre mettent en lumière la hiérarchie de la désirabilité. Avec les flux incessants de likes, de commentaires, d'abonnés et de matchs, la génération Z est constamment renvoyée à la place qu'elle occupe dans cette hiérarchie. Cela peut engendrer une profonde anxiété et un désintérêt pour le sexe. Car si vous êtes persuadé de ne pas être « parfait » – et que vous pensez qu'il faut l'être pour se dénuder –, vous n'aurez guère envie de passer à l'acte. Pour beaucoup de jeunes, le sexe devient ainsi un nouvel espace où l'on se sent évalué et jugé.
Les jeunes femmes que j'ai rencontrées étaient particulièrement lucides sur le fait qu'elles utilisaient les réseaux sociaux pour paraître désirables aux yeux des hommes. Pour elles, ces plateformes ne faisaient que renforcer l'idée qu'il fallait maintenir sa « fuckability », et que ce sont les hommes qui fixent celle de tout le monde.
Votre livre dénonce aussi l'échec de l'éducation sexuelle institutionnelle aux États-Unis. Selon vous, quelles en sont les conséquences les plus dommageables ?
Au cours des vingt dernières années, le gouvernement américain a consacré plus de 2 milliards de dollars à financer des programmes d'éducation sexuelle centrés sur l'abstinence. Résultat : les Américains n'en ont pratiquement rien retiré. Les études montrent que ces programmes ne parviennent pas à retarder les rapports sexuels avant le mariage ; pire, ils rendent les pratiques moins sûres, car les jeunes ont alors tendance à utiliser moins souvent le préservatif ou d'autres moyens de contraception.
Le mouvement féministe a-t-il réussi à contrebalancer la montée de la « manosphère » en ligne, ou assiste-t-on à une radicalisation des deux côtés ?
On assiste aujourd'hui à une radicalisation des deux côtés. Aux États-Unis, les jeunes femmes sont les plus progressistes jamais observées, tandis que les jeunes hommes ont surpris les politologues en glissant nettement vers la droite. Traditionnellement, les jeunes hommes votaient plutôt pourt les démocrates ; mais en 2024, une majorité d'entre eux a choisi Donald Trump. J'ai le sentiment que l'intérêt croissant d'une partie de cette génération masculine pour la « manosphère » est en réalité une réaction à la montée du féminisme chez les jeunes femmes. Malheureusement, beaucoup semblent concevoir les droits comme un jeu à somme nulle : ce que gagnent les unes serait forcément perdu par les autres.
Les jeunes ont grandi avec la conscience que le sexe et la sexualité ont des conséquences politiques.
Diriez-vous que cette génération relie plus étroitement sexualité, politique et justice sociale que les précédentes ?
Oui. En interrogeant des jeunes, j'ai été frappée par le fait que beaucoup d'entre eux avaient compris – bien plus tôt que je ne l'avais fait moi-même – que le personnel est politique. Entre l'annulation de l'arrêt Roe v. Wade et l'émergence de #MeToo, en particulier, je pense que les jeunes ont grandi avec la conscience que le sexe et la sexualité ont des conséquences politiques.
Selon vous, à quoi ressemblera la vie sexuelle des jeunes Américains dans dix ou vingt ans ?
En tant que journaliste qui couvre la politique américaine depuis plusieurs années, j'ai honnêtement cessé de faire des prédictions. L'avenir de la vie sexuelle des jeunes Américains dépendra largement de l'avenir de notre gouvernement et de notre démocratie, et celui-ci semble aujourd'hui bien incertain.
Pensez-vous que la prochaine grande bataille culturelle aux États-Unis se jouera autour du sexe, plus encore que sur les questions raciales ou économiques ?
Je pense qu'on ne peut pas dissocier le sexe des questions raciales ou économiques. Quand les femmes luttent contre le harcèlement sexuel, elles se battent en réalité pour leur capacité à s'épanouir à l'école ou au travail. Or, si elles ne peuvent pas s'y épanouir, elles ne peuvent pas progresser socialement, gagner de l'argent ou exercer du pouvoir dans une société capitaliste. (Les violences sexuelles concernent évidemment tous les genres, mais les femmes en sont de loin les principales victimes.)
Cela dit, je crois que, sous bien des aspects, notre bataille culturelle actuelle autour du sexe est en fait le reflet d'un affrontement plus large autour du genre. Les conservateurs sexuels considèrent le sexe comme un moyen d'imposer une certaine vision de ce qu'est un homme, de ce qu'est une femme, et de ce que doit être la famille américaine.
Vous terminez votre livre sur une note d'espoir : qu'est-ce qui, dans ce paysage si polarisé, vous rend malgré tout optimiste ?
Je trouve très encourageant que les jeunes non seulement comprennent que le sexe est politique, mais mettent aussi cette conscience au service de leur engagement militant. Beaucoup de ceux que j'ai rencontrés participent activement au combat pour construire un monde meilleur. Et puis, il faut le rappeler : la grande majorité des jeunes Américains finissent par avoir une vie sexuelle. J'ai rencontré de nombreuses personnes épanouies, heureuses en couple, avec une bonne estime d'elles-mêmes. Bref, dans l'ensemble, les jeunes vont bien ou du moins, ils essaient de l'être.
« Les jeunes s’intéressent au sexe mais sont découragés »
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« Ainsi s'éteint la liberté, sous une pluie d'applaudissements. » Star Wars, épisode III
"nul bien sans peine".....
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