Jamel : Nous sommes beaucoup de Clichy. Il y a Djalil, Kevin, Mohamed et moi. Logan, lui, est du Raincy. Et je crois que Cindy habite à Neuilly-sur-Marne.
Logan : Je suis fils unique et mes parents ont un pressing juste à côté de la gare du Raincy. Peut-être que tu vois, c’est celui qui est collé à la banque. En fait, je viens de capter que je racontais de la merde, je ne suis pas fils unique mais j’ai une grande sœur que j’aime beaucoup. Vas-y, je me concentre.
Gaye : Cet été, un collègue de la mairie m’a parlé du projet. Il m’a dit que ça pouvait être intéressant pour les gamins de Clichy et des alentours. J’ai rencontré Hiam et Jean-Baptiste dans un café, à Paris, près de la gare de Lyon, pour approfondir la discussion. J’ai tout de suite trouvé ça très beau et classe.
Mohamed : J’étais assis sur un banc avec Djalil, posés tranquilles, et Gaye est venu nous voir. Il était avec Jean-Baptiste. Je les ai vus arriver de loin. Je savais direct que c’était pour un projet parce que Jean-Baptiste a une dégaine de projet. Je n’ai pas hésité. Franchement, ça me plaît de parler d’histoire. Je dirais même que ça m’emporte.
« Je ne comprenais rien au projet. C’est ma mère qui a insisté de fou. »
Jamel : Un soir, il y avait une remise des diplômes organisée par la ville. Je ne voulais pas y aller. J’étais fatigué. Je voulais rester tranquille à la baraque, parce que je travaille à l’usine en plus des cours, mais ma mère a insisté de fou. Elle était contente : je venais d’avoir le BTS et mon petit frère son bac. Bref, j’y vais et je tombe sur Gaye, Hiam et Jean-Baptiste. Ils me parlent du projet, mais je ne suis pas chaud. Je ne comprenais rien. C’est ma mère qui a encore insisté de fou.
Maïmouna : Une amie d’enfance m’a envoyé une annonce qui disait qu’une troupe cherchait une fille après un désistement. J’ai passé l’audition le lendemain. Je savais que c’était du théâtre, mais je ne connaissais même pas le thème.
Madani : Le directeur du service jeunesse m’a présenté à Gaye parce qu’il sait que j’aime le cinéma. J’ai déjà eu un petit rôle dans le film Neuilly-Poissy. Franchement, je n’ai jamais été fan de théâtre mais le projet m’a plu. Au théâtre, il y a toujours une phrase cachée, un truc à comprendre derrière les mots et je trouve ça stylé.
Rime : J’ai passé le casting après un désistement. Au départ, c’était compliqué. J’ai failli me faire recaler parce qu’il y avait un mur entre le texte et moi, une vitre : j’avais du mal à m’ouvrir et j’ai réussi à me dépasser.
Logan : Je suis étudiant dans une école de commerce, mais cette année je fais passer le théâtre avant mes études. On vit un truc magnifique. J’ai bien fait de demander à Djamel de me présenter à Gaye. Je crois que mes parents sont inquiets parce qu’ils ne comprennent pas vraiment le projet.
Kevin : Je ne sais pas si on t’a dit mais j’étais en détention à Fleury-Mérogis pendant dix mois. Dehors, je courais trop pour un rien. La prison m’a canalisé, elle a remis les choses à l’endroit. A la sortie, un ami est venu me voir pour me parler du théâtre. Je lui ai répondu : «De quoi tu me parles avec ton théâtre, tu es sérieux ?» Mais il m’a dit qu’il y avait peut-être de l’argent à se faire. Finalement, mon pote n’est même pas dans le projet et il n’y a pas d’argent à se faire.
Madani : Enfant, j’étais un grand timide. J’avais limite peur des humains, c’était bizarre. Certains ont abusé de ma gentillesse. Ils me prenaient pour un bouffon. Ils savaient tous que je n’avais pas de grand frère pour me défendre. Les choses ont changé au collège. J’ai pété les plombs en quatrième. J’en ai démarré un. Je l’ai bien défoncé. Après ça, tout le collège avait peur de moi.
Logan : J’étais agité en primaire et au collège. Je travaillais bien et je foutais la merde en même temps parce que je n’avais pas peur du regard des gens. Je voulais être footballeur, mais avec un ballon je suis éclaté au sol. Je voulais aussi être acteur : ça me plaît de faire kiffer les gens.
Kevin : A l’école, je n’étais pas nul. J’assurais en français et en histoire, mais ça n’allait pas dans tout le reste. J’avais trop de trucs dans ma tête, des trucs de famille et des questions sans réponse. Je ne parlais pas beaucoup à la maison. Quand je venais en cours, c’était pour extérioriser, recracher tout ce que je gardais en moi.
Maïmouna : Est-ce que j’ai changé entre mon enfance et aujourd’hui ? Je dirais que je parle moins à 24 ans et que j’ai plus d’amis qu’à l’époque de la maternelle. Enfant, j’étais toujours avec mes frères et sœurs. C’était bien, on jouait à la maison. Mes parents ? Ma mère est femme de ménage et mon père manutentionnaire.
Rime : A l’école, j’étais une excellente élève. J’ai même sauté une classe. Après, au lycée, j’en ai eu marre. J’ai commencé à faire n’importe quoi. C’est parti un peu en cacahuète.
Madani : J’ai gagné le respect grâce à la violence. J’ai pris goût à ça. Plus personne ne me cherchait, mais je tapais tout le monde pour me venger. Je me suis même inscrit dans plusieurs sports de combat. J’ai aimé la bagarre pendant quelques années. Après je suis redevenu gentil, c’était juste une période.
Hanna : J’étais une petite fille joyeuse qui avait une grande imagination pour créer des personnages. Je m’amusais à faire des dialogues avec moi-même comme beaucoup de filles uniques.
Cindy : En maternelle, la maîtresse disait à ma mère que je m’amusais à l’imiter et que je chantais tout le temps.
Kevin : Je suis l’aîné. Je gardais mon frère et ma sœur pendant que ma mère, qui nous élevait seule, était au travail. Elle assumait tout. Quand tu es petit, tu ne peux pas comprendre les sacrifices de la daronne. J’ai commencé à traîner à partir du lycée. Ma mère ne pouvait plus me contrôler, elle n’avait plus le choix. Il y a un traumatisme ici avec la mort de Zyed et Bouna. En vrai, c’était une maman qui avait juste peur. Elle ne voulait pas qu’il arrive du mal à son enfant.
Mohamed : J’ai arrêté l’école à 15 ans. Je n’ai pas réussi à trouver ma place dans le système scolaire. Dans la rue, j’ai fait des petites choses ici et là, des petits boulots aussi. Je voulais être acteur. J’ai fait des castings mais la porte est un peu fermée pour les gens comme nous, tu connais…
Jamel : J’ai toujours été un comique, ça m’a aidé socialement, dans la rue, mais pas à l’école. J’étais dans le viseur des profs. Tu sais comment ça se passe dans une classe, il y a toujours un petit diable qui fait rire tout le monde en vannant à tout va. Ce petit diable, c’était moi.
Cindy : J’ai toujours eu des difficultés en cours. Au collège, ils ne savaient pas quoi faire de moi. Au lycée, j’ai fait un BEP accompagnement, soins et services à la personne. Franchement, j’ai adoré. Après j’ai eu mon bac, auxiliaire de puériculture pour travailler en crèche. Je suis en pause depuis juillet. Je me suis perdue en travaillant trop. Au moment où je fais une pause, cette pièce de théâtre arrive grâce à une connaissance commune qui m’a parlé de Gaye.
Rime : Au lycée, surtout en terminale, je faisais des crises d’angoisse et des malaises. Je suis allée voir plein de médecins mais ils me disaient que mon corps n’avait rien. Ils m’ont envoyée chez un psychologue et le diagnostic est tombé : dépression. Je ne voyais plus la vie comme un kiwi.
Logan : Ma mère est venue du Liban à 18 ans. Mon daron est arrivé plus tard pour la rejoindre. Il ne voulait pas venir en France mais il était trop amoureux.
Madani : Je suis un grand frère très cool, mais pendant ma période violence, j’ai mis quelques baffes à mes petits frères. Sinon, j’aimerais bien me remettre au sport. Il faut que je trouve du temps pour me défouler.
« On a réussi à monter une belle équipe, ils me font rêver. »
Logan : J’aimerais bien gagner de l’argent mais je crois que je ne suis pas le seul : tout le monde veut être riche, même ceux qui disent le contraire. Je rêve d’ouvrir une écurie au Liban, avoir plein de chevaux, dans le village de mon père.
Djaleel : J’ai envie de le mettre bien mon petit frère de 10 ans, mais je n’ai pas les moyens. Je rigole avec lui, et tout, mais j’aimerais lui acheter de temps en temps une petite paire de baskets stylées ou un survêtement. Comme ça, à l’école, ça se voit qu’il a des grands frères de 20 piges qui veillent sur lui. Je n’ai pas les capacités de le faire, mais un jour, promis, je vais le mettre bien.
Gaye : J’ai aidé Hiam et Jean-Baptiste pour le casting. Je suis allé voir un peu tout le monde dans mon entourage. Beaucoup étaient intéressés, mais il y avait des contraintes avec les dates. Ce n’est pas simple pour ceux qui étudient ou qui travaillent, mais on a réussi à monter une belle équipe, ils me font rêver.
Maïmouna : J’ai toujours eu des rêves. En maternelle, je voulais être présidente de la République pour changer le monde. Au lycée, je voulais faire de la diplomatie. Maintenant que je suis à la fac, j’ai compris qu’on pouvait aussi changer les choses avec la culture. J’ai toujours eu un rapport à l’écriture. Mon truc, c’est la poésie. Je partageais ce que je faisais sur les réseaux sociaux, mais j’ai un peu arrêté. J’aimerais bien être publiée, faire un vrai livre avec du papier.
Djaleel : Je n’ai pas des rêves mais des objectifs. Je veux aider ma famille à s’en sortir. Ma mère, par exemple, parle cinq langues. C’est une Cap-verdienne qui a grandi aux Pays-Bas, à Rotterdam. Elle est venue à Clichy pour mon père mais elle n’a rien à faire ici. Sa place est à Paris.
Hanna : Je n’ai jamais eu de rêves précis, mais des engagements. La maltraitance animale, par exemple, me touche beaucoup. Ah j’ai peut-être un rêve qui ne concerne que moi. Je rêve de jouer des pièces politiques au théâtre.
Rime : J’ai toujours voulu être actrice et chanteuse. Je me chante souvent des berceuses en arabe.
Kevin : Je ne suis pas un rêveur mais un nostalgique. Des fois c’est un peu trop, je sais que ce n’est pas bien de rester trop longtemps dans la nostalgie.
Gaye : La mairie donne une petite bourse de 1 600 euros pour tous les membres de la troupe. Ce n’est pas une fortune mais ça soulage un peu.
Jamel : Depuis que je suis dans la troupe, je me sens mieux. Je m’intéresse à plus de trucs. C’est bizarre de dire ça, mais je sens que je peux aller plus loin dans tout ce que j’entreprends. C’est comme si je n’avais plus de limite.
Mohamed : Je suis hyperactif. J’ai besoin de bouger. Au début, quand j’ai découvert le texte, j’avais un temps de concentration très faible, mais je me suis amélioré. J’ai appris à lire aussi, je savais lire comme à l’école, mais ici j’ai vraiment appris à lire.
Djaleel : Je me suis toujours senti concerné par l’histoire des camps et de la guerre, mais j’ai appris trop de choses dernièrement. Je savais pour le génocide des Juifs, mais je ne savais pas qu’il y avait des communistes, des soldats soviétiques et des Tsiganes dans les camps.
Kevin : Quand je suis arrivé, j’ai compris direct qu’il fallait lire, mais dans ma tête je ne savais pas lire. Je me suis un peu renfermé. J’étais dans la confrontation. En fin de compte, je suis en train de faire un truc qui me dépasse. Je me dis que j’ai peut-être un truc à donner. Les gens disent que c’est bien ce que je fais, mais je ne m’en rends pas compte.
Cindy : Toute la troupe s’intéresse à moi, à ce que je fais et à ce que je suis. Au départ, quand je lisais des textes, où que je chantais, je voulais aller vite parce que je me suis toujours effacée.
Mohamed : On ne se connaît pas vraiment tant qu’on ne dépasse pas ses limites. Parfois je me surprends. J’ai l’impression de ne plus être moi ; d’être un autre quand je me lâche.
Cindy : En arrivant, j’avais peu d’estime de moi, mais aujourd’hui je vais beaucoup mieux. Je suis tellement fière de moi.
Kevin : Il y a peu, j’étais en prison. Aujourd’hui, je suis en train de parler de ma pièce de théâtre dans un camp de concentration en Allemagne avec un journaliste…
Djaleel : Au collège, j’ai compris que j’étais meilleur que les autres pour dessiner. Et grâce au projet, j’ai pu reprendre ma passion. Mes dessins seront exposés dans une salle à Buchenwald. Je cherche du taf en ce moment, j’aimerais bien faire un truc en lien avec le dessin.
Jamel : Petit, en primaire, j’écrivais des histoires sur des feuilles que je ne retrouve plus. Ça me faisait kiffer de raconter des histoires. J’ai arrêté quand je suis arrivé au collège. Tu connais, ce n’était pas dans le délire. Depuis que je suis là, j’ai repris l’écriture.
Rime : Après le bac, je suis allé un peu à la fac mais j’ai rapidement arrêté. Je fais du théâtre dans un conservatoire d’arrondissement à Paris. Au départ, j’avais du mal à me sentir légitime. Tout est différent au théâtre : les codes, la diction, le mode de vie. Il n’y avait aucune mixité sociale, ethnique et culturelle. Je venais pour jouer des rôles mais on me demandait humainement d’être une autre.
«Je trouve ça important de comprendre le passé et de faire vivre les mémoires»
Djaleel : Ce n’est pas la première fois que je fais du théâtre. J’étais au Cours Florent, à Paris, pendant quatre ans grâce à ma grand-mère. Elle me trouvait très drôle quand j’étais petit. Avant de mourir, elle a laissé un billet à mon daron pour me payer des cours. C’était son héritage pour moi. J’ai bien aimé, c’était stylé mais c’était un peu loin de Clichy. En vrai c’était un peu la galère.
Rime : La pièce est politique et ça tombe bien parce que je vois tout de manière politique. Nos parents se sont battus pour nous donner une vie meilleure. Leur départ du pays a été une déchirure, un déracinement, et leurs enfants doivent avoir du respect en France.
Mohamed : Tu m’as écouté pendant les répétitions, tu trouves que je parle bien ?
Maïmouna : Le texte résonne avec mon impuissance et mon inquiétude. L’actualité en France et dans le monde me fait flipper. Je cherchais une solution pour changer un peu les choses à ma hauteur. Je me sens désormais utile.
Hanna : Ce qu’on joue a un sens dans la période. Il y a la montée du fascisme en Europe, le racisme, l’antisémitisme, la victoire de Trump, les crimes en Ukraine, au Congo, au Soudan et à Gaza. Je trouve ça important de comprendre le passé et de faire vivre les mémoires.
Madani : Je connaissais un peu l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, on en a parlé à l’école mais ici je la découvre différemment. On se rend vraiment compte de la dinguerie.
Hanna : Je me pose souvent des questions. Pourquoi il y a encore des horreurs ? Comment le nationalisme arrive ?
Jamel : Sinon, tu peux écrire que je suis un beau gosse, intelligent et que je parle bien ? C’est pour ma mère, ça lui ferait trop plaisir de lire ça dans un journal.
Gaye : Je connais des petits de Clichy qui ne sont jamais allés à Paris. Je suis content de voir et de vivre tout ça. Je les ai prévenus : à la fin de l’aventure, quand ils vont revenir de Buchenwald, tout sera différent. Ils ont déjà changé ces derniers mois, mais à la fin de cette histoire, on aura face à nous de nouvelles personnes.