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L’après-midi a été mouvementée, samedi 12 avril, sur le stand des éditions Fayard au Festival du livre de Paris. Vers 14 h 30, un petit groupe de militants a fait irruption. Les slogans « Fayard finance l’extrême droite » ou « Bolloré, casse-toi, le monde du livre n’est pas à toi » ont retenti sous la verrière du Grand Palais, que le festival a retrouvé en 2025. L’équipe de la maison d’édition du Groupe Hachette, propriété du milliardaire Vincent Bolloré depuis 2023, regardait en silence.
Le calme semblait revenu quand, à 17 heures,
Xenia Fedorova s’est installée à la table réservée aux dédicaces, à côté de l’avocat Gilles-William Goldnadel et de la journaliste Gabrielle Cluzel, chroniqueurs sur CNews, la chaîne du groupe Bolloré, où la journaliste russe est régulièrement invitée. La tension était déjà palpable. De nombreux agents de sécurité en civil, en plus des agents employés par le festival, maintenaient les curieux à distance. Un garde du corps se tenait en permanence auprès de Xenia Fedorova.
L’ancienne présidente de la chaîne russe RT France a publié chez Fayard, en mars, un livre intitulé Bannie. Liberté d’expression sous condition (306 pages, 21, 90 euros). Depuis plusieurs jours, sa présence au festival suscitait des remous. Le 11 avril, le Comité Diderot, qui lutte contre la désinformation russe dans le cadre de la guerre en Ukraine, publiait sur son compte X un communiqué rédigé à l’initiative de Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre !, militant en particulier pour le retour des enfants ukrainiens déportés par la Russie, et de cinq autres associations.
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« Cette présence est indécente », expliquaient les signataires du document. Ils revenaient sur les « mensonges » contenus dans son livre, notamment à propos de l’interdiction de diffusion de RT (ex-Russia Today), décidée en mars 2022 par le Conseil de l’Union européenne, qui l’accusait d’être un « outil de propagande » du régime russe, utilisé « de manière stratégique dans le conflit » en Ukraine. La Cour de justice de l’Union européenne a estimé en juillet 2022 que cette décision était légale, contrairement à ce qu’affirme la journaliste.
Malaise chez les auteurs et éditeurs
Munies de ce communiqué, les associations ont contacté les organisateurs du festival, comme ses principaux soutiens institutionnels (la région Ile-de-France, le ministère de la culture, la Mairie de Paris…) raconte André Lange, coordinateur du Comité Diderot, joint par Le Monde samedi matin. « Ces messages sont restés sans réponse, regrette celui qui a longtemps dirigé, au Conseil de l’Europe, un département l’Observatoire européen de l’audiovisuel. Il ne nous reste pas d’autre choix que d’organiser une protestation pendant le festival. »
D’autant, souligne-t-il, que, parmi les plus de 300 rencontres organisées pendant le festival, aucune n’est consacrée à l’agression subie par l’Ukraine. Dans ce vide, quand bien même les dédicaces, sous la responsabilité des éditeurs, et ces rencontres, qui, elles, dépendent des organisateurs, sont de nature différente, la mise en avant d’un livre relayant la vision russe du conflit ressort avec une force accrue. Certains éditeurs et auteurs croisés dans les allées du Grand Palais témoignent d’ailleurs, sous le couvert de l’anonymat, de leur malaise. « Je ne pensais pas me retrouver dans le même salon qu’une propagandiste de Poutine », dit une autrice.
Vincent Montagne, président du groupe éditorial Média-Participations et du Syndicat national de l’édition, organisateur du festival, insiste auprès du Monde sur le fait que les dédicaces sont « un choix de chaque éditeur ». Il dit ne pas avoir été consulté par Fayard : « Je ne vois pas à quel titre je l’aurais été. Nous sommes dans un pays où la liberté de publier existe. Et je ne vais pas me prononcer sur un livre que je n’ai pas lu. »
Les membres des associations l’ont lu, quant à eux. Et leur colère monte tandis que la séance de dédicace commence. Mêlés à la petite foule devant le stand, ils attendent le signal convenu pour lancer leur action. Un homme s’avance vers la journaliste russe. Il s’agit de Pierre Raiman, cofondateur de l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ! Il sort de son sac une peluche tachée de rouge et commence à lui parler du sort des enfants déportés par son pays.
Aussitôt, une petite trentaine de militants, ukrainiens et français, déroulent des drapeaux ukrainiens, jettent vers le stand d’autres peluches « ensanglantées », et des tracts évoquant des journalistes et des enfants tués par la Russie, ou des pastiches de la couverture du livre de Xenia Fedorova. Les slogans fusent : « Slava Ukraini ! » (« gloire à l’Ukraine »), « Xenia Fedorova, complice de Poutine ! », « Où sont les enfants ukrainiens ? » Des avions en papier sont envoyés vers Xenia Fedorova, qui s’est levée de la table. Elle se tient au fond du stand, le regard figé, un demi-sourire ironique aux lèvres, derrière son garde du corps et une attachée de presse. Le garde du corps les attrape au vol. Des manifestants s’amusent : « Vous avez peur d’avions en papier ? »
« Pas de journalistes ici »
Dans le désordre qu’a créé l’irruption des militants, l’entrée du stand a été laissée libre. Derrière la table, se trouve Lise Boëll, PDG de Fayard. « Je n’ai pas de réaction, répond-elle au Monde à propos de l’action en cours. Je suis pour la liberté d’expression. Toutes les libertés d’expression. » Un agent de sécurité en civil s’interpose pour empêcher d’approcher et d’interroger Xenia Fedorova. « Pas de journalistes ici. » Quand on lui fait remarquer que la PDG de la maison vient d’accepter de répondre à un journaliste, il rétorque : « Moi, je refuse. » Et nous repousse.
L’action va durer un peu plus d’une heure, empêchant Xenia Fedorova de signer des exemplaires de son livre, ainsi que Gilles-William Goldnadel et Gabrielle Cluzel, restés impassibles à leur table. Il n’y a pas eu d’incident. La police s’est contentée de contrôler l’identité des manifestants à la sortie du Grand Palais. Un peu plus tôt, alors que la foule chantait l’hymne ukrainien, Pierre Raiman se disait satisfait. « Il nous semblait impossible que Mme Fedorova s’exprime sans qu’une autre voix se fasse entendre », expliquait le cofondateur de l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre !, avant de continuer, inlassablement, à interpeller Xenia Fedorova et l’équipe de Fayard.