Au regard des 15 milliards d'euros de bénéfices que Total devrait bientôt annoncer pour l'exercice 2008, les sommes en jeu, quelques dizaines de millions d'euros, paraissent minimes. Depuis plusieurs mois, le groupe pétrolier refuse pourtant de céder aux injonctions de l'Urssaf, l'organisme chargé de collecter les cotisations sociales. La multinationale n'entend pas déclarer en France 400 des salariés de sa filiale suisse, Total Gestion International, qui travaillent dans l'Hexagone.
La majorité de ces cadres sont affectés au centre Jean-Féger à Pau, la principale unité de recherche scientifique du groupe pétrolier français. Surnommée la Nasa du pétrole, elle sert de support à une quarantaine de filiales disséminées dans le monde.
« Optimisation sociale »
Une véritable plaque tournante où tous les spécialistes du gaz ou du pétrole transitent à un moment ou à un autre de leur carrière.
En langage administratif, la pratique adoptée par Total fait partie des mécanismes qualifiés d'« optimisation sociale ». Depuis vingt-cinq ans, les grands groupes essaient souvent de profiter de la dérégulation pour délocaliser... leurs charges sociales.
Ce n'est sans doute pas un hasard si Total International Gestion s'est installé à Genève. Sur les bords du lac Léman, les cotisations à la charge des employeurs sont en moyenne deux fois moins élevées qu'en France.
Au mois de mai dernier, dans un rapport censé rester confidentiel, les services de contrôle de l'Urssaf avaient reproché à Total « un détournement de procédure ».
« Les salariés en cause sont recrutés par cette société suisse dans le but d'être envoyés en France », relevaient les rédacteurs du rapport en évoquant « l'Eldorado social suisse ».
Selon l'Urssaf, à partir du moment où ils travaillent dans l'Hexagone pour une longue période, ils doivent être obligatoirement affiliés à la Sécurité sociale.
« Rien de neuf, souffle un syndicaliste du bassin de Lacq. Cela existait à l'époque d'Elf Aquitaine. Mais, depuis que nous avons été absorbés par Total, cette méthode a été développée. Il n'y a pas de petits profits. En échappant à la législation française, le groupe se donne les moyens de bien payer ses spécialistes sans peser sur les charges des entreprises françaises. Ce n'est pas très moral. »
« Population particulière »
Total International Gestion gère depuis la Suisse un millier de cadres internationaux (juristes, scientifiques, spécialistes de l'exploration production) exerçant dans une centaine de pays. « Il s'agit d'une population très particulière de cadres supérieurs amenés à travailler en France mais également dans d'autres pays avec un changement d'affectation tous les deux ou trois ans », explique Philippe Gateau, porte-parole du groupe pétrolier.
Ce dernier soutient qu'ils sont en situation de détachement et que rien ne s'oppose à ce qu'ils soient basés en Suisse, siège de leur entreprise puisqu'ils sont de passage partout. Une analyse que ne partagent pas les responsables de l'Urssaf. « La question est en voie de règlement, lâche Philippe Gateau. Il s'agit de trouver une solution acceptable pour tous qui permette à la France de rester attractive pour les cadres de haut niveau. »
Depuis quelques semaines, la tempête financière a pourtant redonné un certain lustre au modèle social français, jusqu'alors très décrié par les Anglo-Saxons.
L'importance des prélèvements obligatoires et l'existence d'un système de retraite par répartition font office d'amortisseurs de crise au moment où les ressortissants de nombreux pays étrangers voient fondre leur épargne en actions au rythme des décrochages boursiers.
« Depuis plus de 25 ans »
De là à inciter Total à lâcher du lest, la multinationale avoue même sa surprise devant la position de l'Urssaf. « Ce système existe depuis plus de vingt-cinq ans, il a été bâti en toute transparence avec l'administration française, insiste Philippe Gateau. La Suisse a été choisie car elle a des conventions de sécurité sociale avec l'ensemble des pays du monde, ce qui permet aux cadres d'avoir une protection sociale quelle que soit leur affectation. Cela ne coûte rien à la Sécurité sociale française puisque les collaborateurs sont pris en charge entièrement par les systèmes de protection pour lesquels ils cotisent. Les salariés français expatriés ne sont pas concernés. » Le groupe Total pourrait-il être poursuivi pour travail dissimulé en correctionnelle ? Il est prématuré de l'avancer.
Reste que, pour des faits de même nature, plusieurs procédures pénales sont aujourd'hui engagées à l'encontre de compagnies aériennes et des transporteurs présents sur le territoire français. Via des montages juridiques, tous ont fait appel à des salariés étrangers déclarés dans leur pays d'origine, où la protection sociale est souvent inexistante. Ces pratiques beaucoup plus développées qu'on ne l'imagine plombent les comptes publics.
Selon le Conseil des prélèvements obligatoires, les fraudes aux cotisations sociales, toutes entreprises confondues, coûteraient à l'État français entre 8 et 14 milliards d'euros par an.