C'est une affaire qui va secouer l'aérien. Avant fi n janvier, le juge René Cros devrait renvoyer easyJet devant le tribunal correctionnel de Créteil, dans le Val-de-Marne, pour travail dissimulé. Durant des années, la compagnie low-cost a employé ses 150 salariés basés à Orly sous contrat britannique, avec des cotisations sociales minorées pour l'employeur mais sans droits à la Sécu pour le salarié. Fin 2006, une descente de l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) avait révélé la fraude du transporteur, qui invoquait la législation européenne pour justifier ses pratiques. Depuis, il s'est mis en règle, mais son procès, qui devrait avoir lieu avant l'été, risque de lui coûter cher : l'Urssaf et les Assédic lui réclament un arriéré de plus de 10 millions d'euros de cotisations.
Autre compagnie dans le collimateur, CityJet, filiale irlandaise d'Air France. Elle fait l'objet d'une enquête préliminaire du parquet de Créteil, qui lui reproche d'employer ses salariés d'Orly et de Roissy sous contrat irlandais. Sous la pression de sa maison mère, elle les a régularisés le 1er décembre, ce qui devrait lui épargner les poursuites.
Quant à NetJets, le leader européen de l'aviation d'affaires, il fait lui aussi l'objet d'une investigation de l'OCLTI. Et, selon nos informations, l'Offi ce a établi que les 150 pilotes et stewards sont tous déclarés au Royaume-Uni, alors qu'ils prennent leur service à l'aéroport du Bourget ainsi qu'à Nice, ce qui les place sous le régime social français. Une enquête explosive qui va être transmise au parquet de Bobigny, en Seine- Saint-Denis...
Redressements quadruplés
Ces fraudes aux cotisations sociales ne sont pas le seul fait des compagnies aériennes. Le phénomène est en train de se développer dans l'intérim, la santé ou le BTP. Le montant des redressements pour travail dissimulé, un bon indicateur de la tendance, a été multiplié par quatre entre 2003 et 2007, atteignant 118 millions. Et pour les finances publiques l'enjeu est énorme : la fraude aux cotisations sociales serait comprise entre 8,4 et 14,6 milliards par an, selon le Conseil des prélèvements obligatoires.
Surtout, les techniques sont de plus en plus sophistiquées, comme le constate un rapport confidentiel de l'Urssaf de Paris, que Challenges s'est procuré. Ce document sur Les mécanismes d'optimisation sociale, réalisé en mai, détaille toutes les manipulations des entreprises constatées sur le terrain. Edifiant ! Pour échapper aux cotisations sociales, les employeurs ont multiplié les montages financiers internationaux complexes, abusé des avantages en nature accordés à leurs salariés, et détourné les dispositifs d'exonération. Il faut dire que la France est un des pays qui taxe le plus en Europe : les cotisations des employeurs représentent 28% du salaire horaire moyen, contre 23% en Allemagne, selon Eurostat.
Faux détachements
Comme le montrent les affaires dans le transport aérien, ce sont les fraudes dites transnationales qui progressent le plus vite. Les entreprises réalisant leurs activités dans plusieurs pays cherchent en effet à déclarer leurs salariés là où les cotisations sociales sont les plus légères. Secteur très touché : le transport routier. Dans le Nord, le groupe Coquelle vient ainsi d'être condamné par le tribunal correctionnel d'Arras à 170 000 euros d'amende : il employait, en France, 140 chauffeurs polonais qu'il déclarait en Pologne et payait à un tarif très réduit (600 euros par mois, hors primes). Beaucoup de multinationales utilisent cette technique du faux détachement pour leurs cadres sup exerçant dans plusieurs pays. Nombre d'entreprises ont créé des filiales offshore dans le domaine social [...]. Certains pays sont même devenus des eldorados sociaux, comme la Suisse, déplore le rapport de l'Urssaf, qui évoque le cas de Total (lire encadré).
L'autre technique très en vogue, c'est le maquillage des salaires en frais professionnels, qui ne sont pas soumis aux cotisations sociales. Cette pratique se répand dans l'intérim. Certaines entreprises de travail temporaire ont tendance, afin de conserver leur marché, à minorer l'assiette déclarée afin de réduire leurs coûts, critique le rapport. Ces sociétés profitent en effet de la complexité de la législation, qui permet de prendre en charge une kyrielle de frais selon le type de poste, sédentaire ou itinérant. Le réseau d'agences d'intérim Synergie a ainsi été poursuivi devant la justice par l'Urssaf, qui l'accusait d'avoir maquillé des contrats. Ses patrons ont été condamnés à de petites amendes (entre 3 000 et 15 000 euros).
Installations fictives
Les contrôleurs sont aussi très inquiets des dérives de la politique de la ville, notamment dans les zones franches urbaines. Ce dispositif exonère de charges patronales pendant cinq ans les sociétés qui s'implantent dans ces banlieues difficiles. Mais il aurait généré des installations fictives de sièges sociaux, ainsi que l'organisation de véritables mises en scène, pour faire croire que l'entreprise a une activité dans la zone. Les contrôleurs ont même constaté l'embauche de salariés résidant en zone franche [...] suivie de leur licenciement quasi immédiat.
L'Urssaf de Paris observe aussi que les plans sociaux sont utilisés pour verser des pactoles exonérés de charges sociales. Des cas de rattachements artificiels d'indemnités ont été relevés, notamment une transaction entre le salarié et son employeur, suite à un licenciement... un an après la fin du plan social.
Enfi n, les montages financiers qui cherchent à éluder les cotisations prolifèrent. Surtout dans les professions libérales (médecins, experts- comptables, architectes...), qui ont de plus en plus tendance à transformer leurs revenus d'activité en... dividendes, exonérés de charges. Le moyen ? La SEL, la société d'exercice libéral, une structure juridique qui a un succès fou chez les pharmaciens : 50% exerçaient en SEL en 2007, contre 10% en 2000, d'après la Cour des comptes. Pour beaucoup de professionnels, le recours à la constitution de SEL est le moyen de réduire le poids des charges sociales en excluant de l'assiette une partie des revenus de leur activité professionnelle, s'inquiète l'Urssaf de Paris, qui demande à l'Etat de modifier la législation. Car nos pharmaciens auraient tort de se priver : cette pratique, certes assez abusive, est tout à fait légale.
Des chiffres édifiants
De 28,9 à 40,2 milliards d'euros de fraudes aux prélèvements obligatoires.
De 8,4 à 14,6 milliards de fraudes aux cotisations sociales, dont travail au noir : de 6,2 à 12,4 milliards.
De 20,5 à 25,6 milliards de fraudes aux impôts, dont TVA : de 7,3 à 12,4 milliards, impôts sur les sociétés : 4,6 milliards, impôts sur le revenu : 4,3 milliards, impôts locaux : 1,9 milliard.
SOURCE : RAPPORT DU CONSEIL DES PRELEVEMENTS OBLIGATOIRES DE 2007