Passé brun
Marche contre l’antisémitisme : au Rassemblement national, l’ombre encombrante de Jean-Marie Le Pen
Renvoyés aux racines de leur parti depuis l’annonce de leur participation aux marches de soutien à la communauté juive ce dimanche,
les frontistes se montrent incapables de prendre leurs distances avec un fondateur condamné pour contestation de crimes contre l’humanité.
Un soir de 2015, dans le local parisien du Front national de la jeunesse. Florian Philippot, alors numéro deux du parti d’extrême droite, tient conférence devant un parterre de militants énamourés.
Quand soudain, le portrait de Jean-Marie Le Pen, accroché au mur, se détache sans raison et tombe dans un fracas de verre brisé. Un moment interdite, gênée par l’évènement paranormal, l’assistance finit par exploser de rire devant l’ironie de la situation : à la même époque, le fondateur du FN est en passe de se faire exclure de son propre parti, sous la pression de… Florian Philippot.
Huit ans ont passé, l’anecdote se passe toujours entre militants mais le portrait du diable de la République continue de flotter dans l’air du Rassemblement national (RN). Et de le vicier.
Cette semaine, la seule évocation du vieillard de 95 ans a en partie réussi à gâter un mois d’effort de normalisation frontiste à l’endroit de la communauté juive. Il a suffi que Jordan Bardella déclare : «Je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen était antisémite», pour que sa participation, au côté de Marine Le Pen à la marche contre l’antisémitisme prévue dimanche, réarme les boucliers. «
Nous dénonçons l’annonce de la présence du Rassemblement national quelques jours après de nouveaux propos honteux de Jordan Bardella niant l’antisémitisme de leur camp. Nous saurons leur montrer que les représentants d’un parti à l’ADN antisémite n’ont rien à faire dans cette marche», a tweeté mercredi le compte de l’Union des étudiants juifs de France. «
Nous ne souhaitons pas que des personnes qui sont héritières d’un parti fondé par des anciens collaborateurs soient présentes»,
a réitéré jeudi matin, sur LCI, Yonathan Arfi, président du Conseil représentatif des institutions juives de France.
«On s’en fout de Le Pen, non ?»
Qu’il y ait plus à perdre qu’à gagner en refusant de se démarquer de Le Pen semble une évidence. Mais le parti fait bloc autour de son nouveau chef.
Mercredi matin, sur la pourtant très droitière CNews, le député RN Laurent Jacobelli s’est obstiné à ne pas répondre. Rallié en 2017 au parti d’extrême droite, l’homme ne doit pourtant rien au «Menhir». Pas plus que Jean-Philippe Tanguy, débarqué au RN en… 2020, incapable d’associer l’attribut «antisémite» au sujet Le Pen.
C’est finalement Mathilde Paris, députée RN du Loiret, qui, seule, finira par le reconnaître «à titre personnel». Les conversations «off» de Libé témoignent de l’embarras. «
Le vrai problème, c’est les Juifs agressés et terrorisés en France, non ? On s’en fout de Le Pen, non ?» botte en touche une députée. «Vous voulez juste créer artificiellement un conflit interne», esquive un autre. «
Objet du passé», balaie un troisième, proche de la patronne. Et pourtant…
Pourquoi est-il si difficile à Mathilde Paris, 38 ans, arrivée au FN en 2011 après avoir, neuf ans plus tôt, défilé dans la rue contre la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle, de prendre clairement ses distances avec lui ?
Elle n’est pas la seule dans son parti à avoir manifesté contre l’extrême droite, le 21 avril 2002. Christopher Szczurek, sénateur depuis septembre était de la partie, tout comme François Paradol, directeur de cabinet de Jordan Bardella. Il n’est pas rare en temps normal d’entendre des cadres prendre leurs distances avec le fondateur de leur parti.
«Je ne dis pas Le Pen, je dis Marine», évoque, un jour, Tanguy, qui se proclame «mariniste» pour éviter de s’avouer lepéniste.
Odeur de soufre
«Ça choque les gens qui sont là depuis longtemps mais nous n’éprouvons aucune sympathie particulière pour Jean-Marie Le Pen. Pour moi c’est un autre parti», assurait il y a deux ans, le trésorier du RN, Kévin Pfeffer. Vice-présidente du parti, Edwige Diaz raconte ne l’avoir vu qu’une fois dans sa vie, au loin, au défilé du 1er mai 2015.
Elle n’en affichait pas moins dans son bureau, pendant la dernière campagne présidentielle, la maxime doriotiste «le parti ne te doit rien, tu dois tout au parti», datant des premières heures du FN.
Malgré une relation de plusieurs années avec une petite-fille du «vieux», consommée dans l’un des pavillons de Montretout, Bardella ne l’a croisé que deux ou trois fois dans sa vie. Et, de l’avis dépité de Le Pen lui-même, n’a jamais éprouvé le besoin de le connaître. «
Bardella est sorti tout armé de la tête de Philippot et ne connaît rien à l’histoire du parti qu’il a pris en viager», peste Arnaud Stéphan, occasionnel conseiller en communication des Le Pen père, fille et nièce. «
Le Pen n’a pas de contact avec les nouveaux députés, ils n’ont pas eu cette curiosité, ou alors ils sont tétanisés», ironise Lorrain de Saint-Affrique, son éternel conseiller.
Le patriarche exhale encore une odeur de soufre. Il n’a pas été invité aux maigres festivités des 50 ans de son parti. Sur la brochure imprimée pour l’occasion, sa photo n’apparaît presque pas.
Il faut dire que, depuis son exclusion, l’homme s’est surtout distingué par ses sorties racistes ou antisémites, à l’initiative, souvent, des ennemis politiques de Marine Le Pen, tentés d’instrumentaliser le père pour nuire à la dédiabolisation de la fille.
Dernier épisode en date : une interview fomentée par Sud Radio, dans le dos de la famille. Si Le Pen n’a pas dérapé, la colère de ses proches, racontée par l’Obs, indique que son pouvoir de nuisance n’est pas totalement émoussé.
Tous ces reniements n’entament pas le lien d’affection que la base militante entretient avec le «vieux». Au dernier congrès de 2022, Bruno Gollnisch, fidèle entre les fidèles, est arrivé en onzième position au Conseil national, organe interne qui mesure la popularité des cadres. Un influent membre de la direction s’agace d’ailleurs de cette ingratitude envers Jean-Marie Le Pen : «
Lui qui a affronté seul sur son nom violence, haine, menaces pendant des dizaines d’années pour défendre ses idées, et qui a aussi combattu pour la France… J’ai toujours trouvé ça indécent quand ça émanait de gens qui ne l’ont pas connu et qui ont l’âge d’être ses petits-enfants.» Face à l’adversité, le parti serre les rangs. Et notre hiérarque de conclure : «
Si ce ciment (certains diront menhir) n’avait pas été là, notre courant de pensée aurait sans doute disparu à plusieurs reprises ou aurait été très morcelé.»
Là réside peut-être tout le dilemme du RN, partagé entre le besoin d’ériger Le Pen en lanceur d’alerte sur l’immigration et la nécessité de prendre ses distances avec les zones d’ombre du bonhomme, pour espérer un jour devenir majoritaire.
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