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« Déprogrammations, “cancel culture” : Rima Abdul Malak n’est pas seule à penser qu’il y a danger »
CHRONIQUE
Michel Guerrin
La ministre de la culture redoute de voir la France prendre le chemin américain de la censure de livres, films, tableaux, alors qu’en Amérique du Nord offenser est devenu blasphème, souligne Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », dans sa chronique.Publié le 27 janvier 2023 à 05h02,
Rima Abdul Malak mène le combat sur un terrain miné, jamais foulé par ses pairs, et on se demande quelle mouche l’a piquée.
Parmi ses priorités, exposées lors de ses vœux le 16 janvier, la ministre entend « lutter contre les assignations identitaires et la cancel culture ». On ne lui a pas encore collé l’étiquette de réac. Il est vrai qu’elle ne prononce pas le mot « wokisme », devenu tarte à la crème, ne dit rien sur les explosives études décoloniales à la fac, campe dans la création. C’est malin.
Et puis elle n’est pas seule à penser qu’il y a danger. L’Observatoire de la liberté de création, qui regroupe, au sein de la Ligue des droits de l’homme, des organismes divers, comme la CGT-Spectacle, déplore une « vague inédite de déprogrammations dans tous les champs de l’art et de la culture » (Libération, 7 janvier) : le film Les Amandiers, retiré de cinémas au motif qu’un acteur est poursuivi pour viols et violences sur d’anciennes compagnes ; la pièce Pour un temps sois peu, déprogrammée par le Théâtre 13, à Paris, la comédienne n’étant pas transgenre alors que son rôle l’est ; l’exposition de Bastien Vivès, annulée au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême pour des albums et propos accusés de promouvoir la pédopornographie et la pédocriminalité.
L’Observatoire déplore une confusion des rôles : au programmateur de montrer une œuvre et de créer le débat si elle est problématique ; au juge de l’interdire au nom de la loi. Marqué à gauche, cet observatoire déplore que « d’autres types de censure » voient le jour, encouragés par des groupes antiracistes ou féministes. Et de finir : « Le temps de la résistance est peut-être devant nous. »
Contrairement à sa prédécesseure, Roselyne Bachelot, Rima Abdul Malak estime que Bertrand Cantat, qui a purgé sa peine pour le meurtre de sa compagne Marie Trintignant, peut chanter à nouveau. Et que Bastien Vivès peut publier ou exposer tant qu’un juge ne s’y oppose pas.
Elle va plus loin. Attachée culturelle à New York pendant cinq ans, elle redoute de voir la France prendre le chemin américain de la censure de livres, films, tableaux. Par l’extrême gauche dans le champ intellectuel au nom des minorités ; par l’extrême droite politique, au nom de la majorité blanche. Elle est sur la ligne du philosophe Ruwen Ogien (1947-2017), distinguant l’offense du préjudice : un créateur peut offenser mais ne pas nuire. En Amérique du Nord, offenser est devenu blasphème. Les conséquences sont vertigineuses.
Posture dominante
« Il n’est pas question de restreindre (…) la liberté d’interpréter tel ou tel rôle », dit la ministre, pour qui un Noir peut jouer un Blanc, un hétéro, un homo, une femme un personnage trans. Et inversement. Elle vise Tom Hanks, oscarisé pour son rôle d’homosexuel atteint du sida dans Philadelphia (1993), qui, aujourd’hui, refuserait le rôle, parlant de « l’inauthenticité d’un hétéro jouant un gay ». Ce sont surtout les communautés qui n’acceptent plus d’être racontées par « un étranger ».
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Cette posture est largement dominante dans les milieux culturels aux Etats-Unis. Dans l’Hexagone, pas encore. Sur France Inter, le 31 décembre 2022, l’acteur Vincent Dedienne a rétorqué que si Tom Hanks n’est pas gay, Denzel Washington, son avocat dans le film, n’est pas avocat dans la vie, ajoutant : « Il fait sale temps pour les acteurs. »
Pour les œuvres aussi. La rétrospective de l’immense artiste américain Philip Guston (1913-1980) a été reportée de 2020 à 2022 par trois musées américains et par la Tate Modern de Londres parce que certaines toiles représentant le Ku Klux Klan (KKK), quoique dénonçant le suprémacisme blanc, peuvent heurter les Noirs.
Il a fallu attendre deux ans pour que « le puissant message de justice sociale et raciale de Guston puisse être plus clairement compris » (dixit un communiqué de l’époque). Traduisons : Guston est blanc et le public ne fait plus la différence entre montrer, adhérer ou dénoncer. Ces deux années ont surtout permis de « reprofiler » une exposition dont la première étape, à Boston fin 2022, a vu cinq toiles sur le KKK retirées sur les quinze prévues.
Les Oscars d’Hollywood veulent aussi interférer sur les œuvres. Pour concourir en 2024 dans la catégorie du meilleur film, il faudra remplir deux de ces critères : un rôle principal ou secondaire issu « d’un groupe ethnique sous-représenté » ; 30 % des rôles secondaires issus de « groupes » minoritaires ; une intrigue axée sur une minorité.
Préserver le « modèle » français
La phobie de l’offense est telle qu’un musée consacré à l’histoire d’Hollywood, ouvert à Los Angeles en 2021, a occulté le rôle central des juifs, parce qu’ils sont considérés comme « blancs ». Pour la même raison, depuis trois ans, des musées d’Amérique du Nord congédient des conservateurs pour un mot de travers. Le pompon est attribué au prestigieux Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa, qui, dans le cadre d’un plan « révolutionnaire de décolonisation », et dont la quête de pureté est sans limites, a récemment licencié, parmi quatre chercheurs, Greg A. Hill, sommité en arts autochtones et autochtone lui-même.
Ces exemples, parmi d’autres, expliquent pourquoi Rima Abdul Malak sort du bois pour préserver « le modèle » français – une autre exception culturelle. Exagère-t-elle la menace ? Difficile de répondre. Il faudrait déjà pouvoir cerner l’autocensure par crainte d’avoir une communauté et les réseaux sociaux sur le dos. L’écrivain Yannick Haenel, dans Libération du 6 janvier, écrit que la liberté d’expression « ne fait que faiblir », constatant, entre autres, que Charlie Hebdo, où il est chroniqueur, est un baromètre fort contesté parmi les intellectuels.
Une chose est sûre, la France est toujours plus isolée et le modèle anglo-saxon a gagné l’Europe du Nord. Les musées du monde entier ont par exemple adopté en août 2022 une nouvelle définition de leurs missions, dont certains mots au goût de guimauve nord-américaine n’étaient pas voulus par la France. Leur rôle est désormais de transmettre un savoir « avec la participation des communautés » et non plus d’étudier des œuvres mais de les « interpréter ». Comme ces choses sont bien dites.