Ben voyons !
Aux «états généraux du journalisme» de Christine Kelly, l’avenir de l’extrême droite s’annonce radieux
L’historien des médias Alexis Lévrier s’est rendu au colloque organisé par la présentatrice de CNews.
La soirée a pu prendre des airs d’un meeting de campagne pour Eric Zemmour.
La soirée promettait d’être belle :
au moment où viennent d’être lancés les très officiels «états généraux de l’information», toute la sphère des médias bolloréens s’était donné rendez-vous samedi 11 novembre pour organiser ses propres «états généraux du journalisme». De nombreuses vedettes de CNews, du nouveau JDD ou d’Europe 1 étaient ainsi attendues, au 5e étage de la salle Gaveau, pour une série de tables rondes placées sous le haut patronage de Christine Kelly.
En arrivant, on constate cependant que l’atmosphère est très feutrée, et que ce beau lieu ne se prête guère à des débats tempétueux, malgré la présence d’un public nombreux et conquis d’avance. Sans surprise, les milieux les plus privilégiés sont bien représentés, la diversité est presque absente et règne un confortable sentiment d’entre-soi.
Le «journalisme des faits» amnésique de Lejeune
Pleine d’empathie pour les participants comme pour les spectateurs, Christine Kelly veille à préserver cette ambiance détendue et rassurante. En toute logique, la première table ronde reste donc très conventionnelle, et les intervenants multiplient les grandes déclarations pompeuses pour définir le journalisme.
Caution «mainstream» de la soirée, Christophe Barbier apparaît aussi déplacé en cette compagnie que Laurent Joffrin sur un plateau de CNews. Il en joue d’ailleurs et reconnaît qu’il «incarne l’extrême gauche» dans cette soirée. Mais son aisance lui permet de dominer les échanges, et ses interlocuteurs ne l’attaquent que mollement.
Plutôt en retrait, Geoffroy Lejeune cherche à gommer toute aspérité et déclare son attachement à un «journalisme des faits», dont la mission serait de «dire le réel». Personne ne semble percevoir l’ironie d’une telle déclaration dans la bouche d’un homme qui a commencé sa carrière au JDD en confondant en une deux victimes, et en refusant de le reconnaître.
Meeting de campagne pour Eric Zemmour
Le débat piétine donc un peu mais on sent le public prêt à s’embraser à chaque instant.
Le mot «CNews» est acclamé chaque fois qu’il est prononcé, et la simple mention de Vincent Bolloré suscite un tonnerre d’applaudissements.
Un premier tournant se produit lorsqu’un jeune homme prend la parole dans le public : un peu inconscient, voire masochiste, il rappelle à Geoffroy Lejeune les conditions dans lesquelles il est arrivé à la tête du JDD et affirme d’une voix tremblante, sous les huées, que Vincent Bolloré œuvre contre l’indépendance des rédactions.
Les masques semblent alors tomber, et Lejeune se moque de son interlocuteur, «qui doit être lecteur du Monde ou de Libération».
Il ironise sur les 70 journalistes qui ont choisi de prendre leur indépendance, et dont la plupart, selon lui, n’ont pas retrouvé de travail : «Ils ont eu leurs yeux pour pleurer et leur chéquier pour se consoler.»
La soirée prend ensuite de plus en plus les airs d’un meeting de campagne pour Eric Zemmour.
L’arrivée du polémiste québécois Matthieu Bock-Côté pour les 2e et 3e tables rondes de la soirée va, de ce point de vue, donner leur véritable dimension à ces «Etats généraux», tout en apportant au public exactement ce qu’il est venu chercher.
Sous les vivats, il s’en prend à l’hégémonie des médias publics et à l’emprise exercée sur les journalistes par l’AFP, «l’Agence française de propagande». Avec un sens aiguisé de la formule, il multiplie les saillies contre la «caste des journalistes», ces «fabricants de fake news qui se prétendent les gardiens de la vérité».
A ses côtés, les autres intervenants peinent à exister mais ne cherchent de toute façon qu’à confirmer ses propos.
Jeune journaliste pour le média Factuel, Noémie Halioua explique qu’il est presque impossible d’être recruté dans une rédaction lorsque l’on n’est pas mélenchoniste.
Figure des milieux catholiques traditionalistes, Alexandre Pesey renchérit en déclarant qu’il a dû fonder sa propre école, l’Institut libre de journalisme, pour permettre à de nouveaux profils d’exister : les quatorze écoles reconnues par la profession ne fabriqueraient que des journalistes d’extrême gauche et leurs étudiants seraient même contraints de suivre des cours LGBT pour se former au transsexualisme.
Ilots de résistance
Heureusement, il reste des médias vraiment indépendants du pouvoir :
Stéphanie de Muru, qui avant d’être recrutée par Geoffroy Lejeune au JDD a passé cinq ans sur Russia Today raconte ainsi qu’elle a découvert la véritable liberté d’informer en travaillant pour la chaîne financée par le Kremlin.
Quant à Christine Kelly, elle suscite l’émotion du public en relatant son parcours et les discriminations dont elle a été victime dans tous les médias, avant de rencontrer Vincent Bolloré : «
Il y a des noirs et des Arabes à CNews. Il n’y en a pas à Libération.»
Assister à une telle soirée quelques heures plus tard procure le sentiment étrange de contempler un monde renversé, où les mensonges les plus grotesques deviennent autant de vérités incontestables. Des médias en plein essor grâce à la droitisation du débat public, et protégés par un actionnaire tout-puissant, se donnent ainsi à voir comme des îlots de résistance menacés de toutes parts.
Le discours victimaire a cependant ses limites, les journalistes de la galaxie Bolloré parviennent mal à dissimuler leur optimisme.
Comme le rappelle Christine Kelly, CNews et Face à l’info battent des records d’audience. Quant à Geoffroy Lejeune, il reconnaît qu’il a désormais toute latitude pour faire du JDD le journal de ses rêves.
L’atmosphère ronronnante du début a laissé la place à un enivrant parfum de victoire.
En cette fin de soirée, les intervenants comme leur public semblent convaincus que tout est désormais possible, puisqu’un empire médiatique sans équivalent dans l’histoire s’est construit pour porter les idées d’extrême droite. Sous les dorures de la salle Gaveau, l’avenir s’annonce radieux.
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