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Comment le tableau « Le Désespéré », de Gustave Courbet, s’est discrètement retrouvé propriété du Qatar
L’Emirat se serait porté acquéreur de cette toile pour environ 50 millions d’euros en 2014 auprès d’une discrète famille originaire de Franche-Comté, les Cugnier-Cusenier, et a consenti à la prêter pendant cinq ans au Musée d’Orsay.
Par Roxana Azimi
Publié hier à 06h00, modifié hier à 19h54
Temps deLecture 4 min.
Faute de moyens, et pour éviter de perdre la face, les musées français jonglent désormais avec des montages juridiques pour le moins acrobatiques. A l’image de cette garde alternée du Désespéré, de Gustave Courbet, entre le Musée d’Orsay et le Qatar, révélée à la surprise générale le 13 octobre, en pleine cérémonie d’hommage à Sylvain Amic, ancien président du musée, mort brutalement en août.
Alors que l’assemblée pensait venir saluer la mémoire d’un homme de musée, aimé de tous, elle découvre, médusée, que le tableau phare de l’exposition Courbet, en 2007, appartient au Qatar. Et que, à défaut d’en avoir le certificat d’exportation, l’Emirat a consenti à prêter la toile pendant cinq ans à Orsay, avant qu’elle ne parte en 2030 à Doha, pour être exposée dans le futur Art Mill Museum, un gigamusée d’art moderne et contemporain conçu par l’architecte chilien Alejandro Aravena. « On était là pour saluer la mémoire d’un homme de musée, on s’est retrouvé à devoir applaudir le Qatar, on s’est senti pris en otage », fulmine l’un des convives.
Depuis, la polémique ne cesse d’enfler,
attisée par l’opacité totale du ministère de la culture et du Qatar, qui refusent de dévoiler les termes précis ni même la durée de l’accord qui sont supposés prévoir une rotation de l’œuvre entre les deux musées. Un silence propre à alimenter toutes les spéculations, à commencer par la plus redoutée : celle de ne jamais revoir Le Désespéré en France une fois que le tableau sera envoyé au Qatar. De La Tribune de l’art à l’association Sites & Monuments,
les critiques s’accumulent contre ce qui ressemble fort à une entourloupe juridique. Car sur le papier, une toile aussi emblématique aurait dû être classée trésor national, l’Etat ayant trente mois pour réunir les fonds pour l’acheter.
En théorie, rien n’empêche un acheteur étranger d’acquérir une œuvre classée, à condition qu’elle reste sur le sol français. En pratique, des sorties temporaires sont possibles pour restauration, expertise ou exposition « pour une durée proportionnée à l’objet de la demande », selon le code du patrimoine. En revanche, l’œuvre doit revenir dans un délai maximal de trois ans pour bénéficier d’une exonération des droits de douane.
Dangereux précédent
Cette brèche légale est aujourd’hui exploitée au maximum, créant aux yeux des défenseurs du patrimoine un dangereux précédent. Président de la Collection Pinault et ancien directeur général de Christie’s, Guillaume Cerutti est d’un tout autre avis. Sur LinkedIn, l’énarque s’est empressé de saluer le compromis, estimant « qu’au-delà de la rigidité des réglementations il existe un espace pour l’invention de solutions pragmatiques entre musées internationaux ». Et d’espérer « d’autres illustrations de cet esprit à l’avenir ».
D’après les informations du Monde, Le Désespéré a été acquis pour environ 50 millions d’euros en 2014 par le Qatar auprès de Monique Cugnier-Cusenier, originaire de Franche-Comté, terre de naissance de Courbet. Le tableau n’avait jamais quitté la famille, dont l’aïeul, propriétaire d’une distillerie de liquoreux, avait été mécène du peintre. « Jusqu’en 1981, je l’ai toujours vu accroché dans leur maison en Haute-Saône », confie Christine Martin-Veillet, une amie de cette famille, qui a spontanément contacté Le Monde pour faire le récit précis de cette transaction. A partir de 1981, lors de leur déménagement à Paris, le couple place le tableau dans un coffre de la BNP.
En 2014, Monique Cugnier-Cusenier, âgée de 86 ans et sans descendance, se résout à céder le tableau. « Elle a toujours cru qu’elle vendait à une Américaine, c’était inscrit dans l’acte notarié, et il était prévu que le tableau reste en France », assure Christine Martin-Veillet, qui s’étonne que la sortie du territoire de l’œuvre soit annoncée quelques mois après la mort de la vieille dame, en mars 2025.
Le Qatar, à l’époque, rafle à prix d’or le nec plus ultra de l’art moderne et contemporain. Malgré le secret des transactions, quelques achats spectaculaires filtrent habilement dans la presse entre 2010 et 2017, un Paul Gauguin de la période tahitienne à 300 millions de dollars, une version des Joueurs de cartes, de Paul Cézanne, à 250 millions de dollars, un Mark Rothko à 70 millions de dollars… Suffisamment pour étaler la puissance du Qatar et soigner sa légende dans le monde de l’art.
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En France aussi, l’Emirat fait une razzia dans les grandes collections françaises, notamment chez les Durand-Ruel et les Rothschild, en emportant, selon les informations du Monde, des toiles majeures d’Odilon Redon, de Claude Monet, de Pablo Picasso ou d’Yves Klein. Une partie de la collection de Claude Berri a également été discrètement déroutée en 2010 vers le Qatar, au grand dam du Centre Pompidou qui devait en être récipiendaire par le biais d’une dation voulue par le cinéaste.
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A notre connaissance, l’Emirat possède aussi des pièces d’Edouard Manet et d’Edgar Degas, prêtées au Musée d’Orsay pour l’exposition des deux peintres en 2023, et au moins deux œuvres de Gustave Caillebotte, une version des célèbres Raboteurs de parquet, ainsi que Canotiers ramant sur l’Yerres, prêtés à l’exposition « Caillebotte. Peindre les hommes ».
Embarras
C’est d’ailleurs à l’occasion de cette rétrospective, qui s’est tenue à Orsay d’octobre 2024 à janvier 2025, que Sylvain Amic a rencontré la princesse qatarie Cheikha Al-Mayassa, alors que le Musée d’Orsay s’apprêtait à confier une œuvre de Jean-Léon Gérôme pour une exposition au Mathaf, le musée des beaux-arts de Doha. « S’en est suivie une relation franche et directe », rapporte Julia Beurton, administratrice générale du musée parisien.
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En février, Sylvain Amic se rend au Qatar, avec l’aval de la Rue de Valois, qui, depuis des mois, préparait la signature de six accords impliquant la Bibliothèque nationale de France, le Musée Guimet, les manufactures nationales et un dernier avec Orsay. Celui-ci, signé le 20 avril, fait état des échanges de prêts de longue et courte durée, sans mentionner d’œuvres précises. A peine l’encre est-elle sèche qu’un tableau d’Osman Hamdi Bey, représentant un vieil homme devant des tombeaux d’enfants, est expédié en juin par Orsay à Bâle, en Suisse, pour être exposé dans le lounge de la compagnie aérienne Qatar Airways, sponsor d’Art Basel – Doha accueillera d’ailleurs en février 2026 une excroissance du salon helvétique.
Ce n’est qu’à l’été 2024 que Cheikha Al-Mayassa aurait signalé à la Rue de Valois qu’elle détenait Le Désespéré, de Courbet, accroché dans son appartement du 7e arrondissement parisien. Embarras côté français : le ministère de la culture n’a pas les moyens de l’acquérir – le budget d’acquisition d’Orsay s’élève à 2,7 millions d’euros. Il pourrait faire pression en classant le tableau trésor national, comme ce fut le cas avec Le Panier de fraises des bois, de Jean Siméon Chardin, ou La Partie de bateau, de Caillebotte.
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L’Etat aurait alors trente mois pour réunir la somme en faisant appel à un mécène moyennant un abattement fiscal de 90 %. Mais la Rue de Valois n’a pas voulu prendre le risque de froisser le Qatar, prêteur régulier des musées français, qui, en vertu d’un accord signé en 2024, s’est engagé à injecter 10 milliards d’euros dans l’économie française d’ici à 2030, dans la transition énergétique et l’intelligence artificielle notamment, mais aussi dans la culture. La loi du donnant-donnant.
Mise à jour le 21 octobre à 12 h 15 : ajout d’informations sur la propriété du tableau.