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par CrazyMan » 25 novembre 2012 19:51
La liberté d’expression et la liberté de la presse en particulier sont des conquêtes démocratiques fondamentales.
Mais quelle est la nature, quelles sont les fonctions des médias actuels ? Ils se présentent généralement comme des instruments d’information et de culture, comme respectueux de principes déontologiques tels que l’indépendance des journalistes, l’objectivité de l’information et le sérieux de l’analyse, voire comme des « contre-pouvoirs ».
Pourtant, force est de constater qu’ils se détournent bien souvent de ces beaux idéaux et que, avec la concentration capitaliste, ils se soumettent de plus en plus à des puissances économiques, politiques et idéologiques. C’est ainsi qu’a pu se développer dans les dernières années tout un travail de critique et de dénonciation des médias, dû notamment à quelques sociologues (Alain Accardo, Pierre Bourdieu, Patrick Champagne, Érik Neveu…), voire à des journalistes (parmi lesquels Gilles Balbastre, Serge Halimi, François Ruffin), sans oublier le linguiste et philosophe Noam Chomsky. Sont même apparus des journaux indépendants spécialisés dans la critique des médias, tels que PLPL ou CQFD, ainsi que l’association Acrimed, fondée en 1995 au moment du mouvement de novembre-décembre.
Il s’agit en effet de comprendre l’enjeu économique, mais aussi politique et idéologique, de la production médiatique dans le cadre du capitalisme, notamment comme instrument de la bourgeoisie pour maintenir et exercer sa domination sur les travailleurs et l’ensemble de la société. En effet, comme l’expliquaient Marx et Engels dans L’Idéologie allemande en 1845, « les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. » Chose évidente lorsqu'on se demande pourquoi la politique économique actuelle est constamment défendue par les médias (j'entends par là les principales sources d'informations) alors qu'elle creuse un écart considérable entre les plus riches et les plus pauvres.
Avant toute chose, il faut comprendre en quoi les médias ne sont pas simplement soumis à la bourgeoisie, mais lui appartiennent. C’est en particulier la fraction la plus concentrée du capitalisme qui les contrôle. En France, ce phénomène de concentration prend de plus en plus d’ampleur. Quelques firmes possèdent la quasi totalité des supports audiovisuels et de la presse écrite : Bouygues, Dassault, Lagardère, la Générale des eaux, la Lyonnaise des eaux… C’est ce qu’au temps de sa splendeur, le patron Messier appelait « maîtriser toute la chaîne : contenu, production, diffusion et lien avec l’abonné ». Les deux principaux marchands d’armes français, Dassault et Lagardère, contrôlent à eux seuls 70 % des médias français. Dassault possède entre autres le Figaro, divers journaux régionaux, L’Express, L’Expansion et de nombreux autres titres. Lagardère a racheté de son côté Hachette, Fayard, Grasset, Stock, Larousse, Robert Laffont, Bordas, des journaux régionaux, l’essentiel de la presse magazine (Elle, Paris Match, Télé 7 jours…) et les Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP).
D’où les dithyrambes servis par ces médias aux lecteurs ou téléspectateurs lors des événements qui touchent ces gros patrons. Le 24 juillet 1993, au moment du décès de Francis Bouygues, le journal de TF1 glorifia ce « magnifique patron », ce « bâtisseur infatigable » et sa « carrière sans précédent ». Le Monde a pour sa part consacré onze articles à la mort de Jean-Luc Lagardère : « Lagardère et l’édition, Lagardère et les médias, Lagardère et la course automobile, Lagardère et les courses hippiques, etc. Et, pour couronner le tout, un hommage de Jean-Marie Colombani à “Jean-Luc le fidèle” ». Le directeur du Monde est en effet un partenaire du groupe Hachette détenu par ledit Lagardère…
Jean-Luc Lagardère avait d’ailleurs répandu la bonne parole en évoquant tout l’intérêt qu’il y a pour une entreprise à s’emparer des médias. S’adressant aux cadres supérieurs de Thomson-CSF en août 1996, il expliquait : « Un groupe de presse, vous verrez, c’est capital pour décrocher des commandes. »Et de fait, quand une chaîne de télévision comme TF1 par exemple fait partie d’un vaste conglomérat, elle peut utiliser son audience en faveur de son patron et maître, en l’occurrence Bouygues. « Bouygues construit la mosquée de Casablanca et l’aéroport d’Agadir : le roi du Maroc s’installe au journal télévisé de TF1. Puis le monarque enchaîne avec l’émission de Jean-Pierre Foucault, la trop bien nommée Sacrée soirée. Bouygues aimerait s’occuper de plates-formes off-shore en Angola : Jonas Savimbi fait irruption au journal de la “Une”. Bouygues veut obtenir un contrat de forage de gaz en Côte d’Ivoire (où son groupe contrôle déjà la distribution de l’eau et de l’électricité) : le président vient au journal de TF1. Dès lors, la fameuse « indépendance » journalistique devient difficile… Catherine Pégard, journaliste au Point, jette-t-elle un regard critique dans un article consacré à un voyage d’Édouard Balladur, alors Premier ministre, en Chine ? Ledit Balladur adresse sur le champ à la journaliste cette remarque assassine : « Vous comprendrez que j’aie fait valoir à votre principal actionnaire [Pierre Suard, patron d’Alcatel détenteur du Point] que ce n’était vraiment pas la peine d’aller lui décrocher de gros contrats à Pékin si c’était pour lire de tels papiers sur mon voyage dans vos colonnes. »
En tant que propriété du capital, la production médiatique a le plus souvent la rentabilité comme principe. Dans le système capitaliste, l’ « information » est une marchandise comme une autre, une marchandise qui doit être rentable économiquement — c’est ce qu’aux États-Unis on appelle le « News business ». Cela conduit à une uniformisation de l’information — par la volonté de parler de ce dont les autres médias parlent pour ne pas se laisser distancer par ses concurrents — et à un développement considérable des services de marketing, au détriment des services d’enquête et d’investigation.
De nombreux journaux, magazines et émissions se transforment ainsi en véritables poubelles de l’information, toujours en quête du sensationnel pour tenter de doper les ventes. Ce racolage n’est pas seulement le fait de quelques journaux dits « people », mais celui d’un grand nombre de titres de presse, des radios et des télévisions, précisément parce qu’ils recherchent le profit. Ainsi l’affaire Monica Lewinski a-t-elle été de loin la plus couverte par les médias américains en 1998. ABC, CBS et NBC lui ont consacré plus de temps qu’à la totalité des grandes crises nationales et internationales : grève des ouvriers américains de l’automobile, crises financières asiatique et russe, guerre contre l’Irak, essais nucléaires en Inde et au Pakistan…
La logique du profit conduit souvent aux trucages purs et simples : ce que l’on appelle dans le langage journalistique des « bidonnages » consiste à fabriquer de toutes pièces un reportage, en recourant à diverses techniques : photomontage et retouches de photographies, emplois d’ « acteurs », recours à un certain type de vocabulaire… Les plus bénins sont ceux qui permettent à un journaliste, simplement, de flatter son ego. On connaît la supercherie de Patrick Poivre d’Arvor et de son compère Régis Faucon, faisant mine d’interviewer Fidel Castro et de recevoir de sa part des réponses, alors qu’il s’agissait d’un montage d’extraits de conférences de presse… C’était en janvier 1992. Un an auparavant, Poivre d’Arvor avait aussi invité, lors d’un « magazine d’investigation » de TF1 (le mal nommé « Droit de savoir »), un certain « capitaine Karim », présenté par le journaliste comme ancien garde du corps de Saddam Hussein. Il avait affirmé au cours de l’émission que S. Hussein était un agent des Américains. L’imposture fut révélée quelques temps plus tard : le prétendu « capitaine Karim » était en fait un étudiant, expulsé de son école d’architecture pour usage de faux. Mais n’est-ce pas Poivre d’Arvor qui a déclaré : « Nous sommes là pour donner une image lisse du monde »
Soulignons enfin que, même quand ils ne sont pas truqués, des instruments comme les « sondages d’opinion » sont des instruments de manipulation quand on prétend exprimer à partir d’eux ce qu’ « estiment » les gens. Ainsi, les 26 et 27 mars 1999, une enquête réalisée par l’Institut CSA pour Le Parisien apprenait qu’une majorité relative de Français (46 % contre 40 %) désapprouvait les « bombardements de l’OTAN contre la Serbie ». Mais le lendemain, nouveau sondage : mené par Ipsos pour Le Journal du dimanche, il révélait cette fois qu’une majorité absolue « de Français » (57 % contre 30 %) approuvait « l’intervention militaire de l’OTAN en Yougoslavie ». Il suffisait de modifier les termes de la question pour faire passer la ligne que les gouvernements souhaitaient… Cela en dit long sur la manière dont sont élaborés les questionnaires de ces fameux sondages dont les médias sont friands et qu’ils commandent à bon prix aux instituts spécialisés. Ils sont le plus souvent fabriqués avec des questions « fermées », auxquelles il faut répondre par « oui » ou par « non ». Un sociologue a montré par exemple qu’à une question posée sur les « dépenses sociales » que les Français aimeraient voir réduites — question chère aux gouvernants et à leurs sbires —, les sondés répondraient majoritairement, si la question était ouverte, c’est-à-dire ne comprenait pas une liste bien sélectionnée de réponses du type « salaire des fonctionnaires », « budget de la Poste », etc. : les dépenses de l’armée et les rémunérations des dirigeants de l’État! Mais évidemment, de telles réponses ne figurent pas dans le listing des sondeurs, et pour cause…
Il est donc clair que les principaux médias, loin d’être des « contre-pouvoirs » indépendants et objectifs, sont souvent des instruments qui ne font qu’abrutir le peuple et, en tout cas, des instruments économiques, politiques et idéologiques du capital et de la bourgeoisie en général. C’est pourquoi le prolétariat et les travailleurs conscients doivent nourrir à leur égard la plus grande méfiance et se servir de leurs informations avec prudence et esprit critique. Dans ce domaine comme dans les autres, ils doivent compter avant tout sur eux-mêmes et sur leur auto-organisation, c’est-à-dire forger leurs propres instruments d’information et de lutte politique et idéologique : c’est par le renforcement des organisations de classe, par l’élaboration et la diffusion de journaux prolétariens, par des enquêtes indépendantes, par la diffusion et le développement du marxisme, par la mise en place de conférences de formation scientifique, culturelle et socialiste…, que les travailleurs se déferont autant que possible de la dictature idéologique et médiatique imposée par la classe dominante.
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CrazyMan le 25 novembre 2012 20:12, modifié 1 fois.
"Etre de gauche c'est d'abord penser le monde, puis son pays, puis ses proches, puis soi; être de droite c'est l'inverse" Gilles Deleuze