Le principe de laïcité du service public est la composante principale de sa neutralité. Aussi en est-il la plus connue, à la faveur des nombreux débats et questionnements qui ont provoqué ou suivi l’apparition de règles juridiques la renforçant. Cependant, si le concept semble fréquemment utilisé, un rappel juridique de son encadrement ne semble pas superflu (A). Partant de cela, une réflexion sur la difficulté d’imposer des repas communautaires au sein des cantines scolaires pourra être menée (B).
A) Les contours juridiques du concept de laïcité.
La présente partie n’aura pas pour prétention de décrire de façon exhaustive les textes et décisions de justice qui imposent ce principe de laïcité du service public. De même, il ne s’agira pas de rappeler l’historique de ce concept mais uniquement de reprendre les quelques éléments nécessaires à la suite de la réflexion.
Le premier des fondements de ce principe de laïcité se trouve à l’article premier de la Constitution. Cet article dispose en effet que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». La présence de cette mention dès le premier article de la norme suprême, toute symbolique soit-elle, montre bien l’importance que le constituant a conféré à ce principe. Quoiqu’il en soit, le Conseil Constitutionnel a rappelé à plusieurs reprises que le principe de laïcité prévu à l’article premier de la Constitution et son application au service public de l’enseignement, prévu par le treizième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, représentaient des « règles ou principes à valeurs constitutionnelles »[8]. D’après le Conseil, et selon la formule consacrée, le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de façon différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses du personnel ou des usagers du service public.
Le Conseil d’État a, quant à lui, suivi le même mouvement en considérant, dans un arrêt en date du 6 avril 2001, que le principe de laïcité figure au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République tels que les ont réaffirmés les préambules des constitutions des 27 octobre 1946 et du 4 octobre 1958[9]. Ce faisant, le Conseil d’État a affirmé que les principes de laïcité et de neutralité des services publics s’appliquent à l’ensemble de ceux-ci[10]. Plus spécifiquement, la juridiction administrative suprême rappelle que, si les agents publics bénéficient de la liberté de conscience interdisant toute discrimination religieuse à leur égard en ce qui concerne l’accès aux fonctions en cause ou le déroulement de leur carrière, le principe de neutralité interdit à ces agents qu’ils manifestent leur croyance dans le cadre du service. S’agissant des agents intervenant en milieu scolaire, le Conseil rappelle, dans le même arrêt, que cette prohibition s’applique également aux personnels n’intéressant pas directement le service public d’enseignement. En conséquences, une surveillante ou une personne en charge de la cantine se doit de respecter le principe de neutralité religieuse, et ce, même si elle ne participe pas directement au service public de l’enseignement.
Cette interdiction de faire valoir ses convictions religieuse a pris un tournent nouveau avec l’avènement des nouvelles technologies. Ainsi, le Conseil d’État a-t-il considéré qu’était fondée la mesure sanctionnant un agent ayant fait usage de son adresse électronique professionnelle afin de publier un article sur le site d’une association religieuse. Le fait que l’agent se réclamait, sur ce site, de l’appartenance à cette communauté religieuse et publiait ses propos grâce aux moyens technologiques fournis par et pour le service constituaient, pour les juges du Palais-Royal, un manquement au principe de laïcité et à l’obligation de neutralité qui s’impose à tout agent public.
Toutes ces dispositions qui ont trait au statut des agents publics montrent à quel point le principe de laïcité, est, d’une manière générale, très inscrit dans la jurisprudence administrative. Ceci explique la grande difficulté à prendre en compte les impératifs religieux dans la mise en place des menus des cantines scolaires.
B) Des limitations juridiques aux repas communautaires.
On vient de voir que les règles relatives à la laïcité s’appliquent avec vigueur aux agents en charge du service public. Plus largement, en imposant la stricte neutralité à ses agents, l’Administration cherche à protéger les usagers de toute difficulté ayant trait à leurs pratiques religieuses. Ce n’est qu’ainsi que peut être respecté le principe d’égal accès au service public. Les conséquences de cette vision conduisent à la difficile mise en place de repas communautaires.
L’une des premières explications empêchant la concoction de repas communautaires tient en la nature du service public de restauration scolaire. Le service de restauration scolaire est en effet vu comme un service annexe au service public de l’enseignement et n’est que facultatif. Ainsi, les enfants peuvent très bien se passer d’un tel service de restauration en prenant leur repas ailleurs, notamment dans leur famille, ce qui rend impossible de voir, dans le refus de concocter des repas spéciaux, une atteinte disproportionnée à la liberté de culte.
Le caractère facultatif de ce service fonde, d’ailleurs, le fait qu’aucun texte n’interdit, n’oblige, ou ne permet explicitement, la mise en place de repas discriminatoires. Rien, en droit français ne fait donc « obligation aux établissements scolaires de prendre en compte les pratiques religieuses des élèves, notamment en matière alimentaire en proposant des plats de substitution dans les cantines scolaires [11]». La justice administrative abonde également dans ce sens[12]. Une telle obligation n’existe que lorsque l’état de santé d’un enfant nécessite la mise en place d’un repas spécifique adapté à sa pathologie[13] (diabète, polyallergie, allergie à certaines substances comme le lactose ou l’arachide etc.). Cependant, dans ce cas, la différence est objective. Or, à défaut de l’imposer[14], les principes du service public permettent la prise de décisions discriminatoires si des conditions objectives le justifient[15]. Concernant les enfants atteints de pathologies, non seulement il existe un texte spécifique obligeant cette différence de traitement[16], mais en plus, ces élèves sont objectivement placés dans une situation différente. A contrario, la conviction religieuse n’est pas une situation qui justifie objectivement une telle différence de traitement en plus de ne pas pouvoir se fonder sur un texte législatif ou réglementaire.
Rappelons par ailleurs que les élèves fréquentant les cantines scolaires sont placés dans une situation légale et réglementaire en tant qu’usager du service public de restauration collective. Or, en tant qu’usager, ils n’ont pas droit d’exiger le maintien des conditions de fonctionnement du service public. A fortiori, ils ne peuvent exiger une modification de la gestion de ce service dès lors que celui-ci fonctionne de façon « normale ». Le Conseil Constitutionnel indiquait d’ailleurs à ce propos que la Constitution, et le principe de laïcité qu’elle renferme, « interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers[17] ». Le Conseil d’État abonde dans le même sens en considérant que l’éventuelle prise en compte des spécificités religieuses des usagers ne doit pas avoir pour effet de remettre en cause le fonctionnement normal du service public[18]. La circulaire du 16 août 2011, signée par l’actuel ministre de l’intérieur, rappelle d’ailleurs ces prescriptions[19].
Enfin, il est, en pratique, très courant que des communes prennent à leur charge une partie du ticket des repas servis au sein de leurs structures de restauration scolaire. Or, en instaurant un menu de type communautaire (halal pour reprendre les propos motivants cet article), une commune pourrait se voir assignée pour financement illégal d’un culte. En effet, l’article 2 de la loi de 1905 sur la séparation de l’église et de l’État dispose que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Or, nombre de subventions ont été déclarées illégales par le juge administratif sur le fondement de cette loi[20]. Il ne serait dès lors pas totalement impossible que, sur le même fondement, une juridiction administrative sanctionne une commune qui aide au financement du ticket-repas si le repas proposé est trop explicitement lié à un culte.
On voit donc la difficulté qui existe à créer un repas « discriminatoire » au sein d’un service local de restauration scolaire. Cependant, si le droit de la laïcité semble particulièrement restrictif, cette obligation légale de neutralité religieuse peut parfois se concilier avec la prise en compte des convictions personnelles de ses usagers.
II. Des dérogations possibles mais encadrées.
On a vu à quel point il semble difficile de prendre en compte les impératifs religieux dans l’élaboration des menus de cantines, notamment au regard du principe de neutralité du service public. Cependant, si le principe de laïcité, qui en est l’un des démembrements, apparaît comme une règle restrictive, il ne faudrait pas en oublier le côté protecteur, même si celui-ci reste très encadré (A). Se fondant sur cette seconde qualité, des menus spécifiques peuvent être envisagés sans pour autant remettre en cause les grands principes du service public (B)
A) Une dimension protectrice du principe de laïcité restant encadrée
Le principe de laïcité est un « principe Janus ». En effet, comme le dieu de la Rome antique, cette grande règle, prévue par la Constitution, possède un double visage. S’il a un caractère restrictif comme nous l’avons vu jusqu’à présent, ce principe a également une facette protectrice des libertés fondamentales. En effet, le Conseil Constitutionnel, dans le prolongement de sa jurisprudence traditionnelle en matière de laïcité indique que « la liberté de conscience doit [...] être regardée comme l’un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République[21] ».
C’est ainsi que l’impératif de neutralité du service public permet, justement, à tout agent du service public de bénéficier d’une totale liberté de conscience et de culte dès lors qu’il n’en fait pas état. L’avis du 3 mai 2000 pré-cité précise, en effet, que « les agents du service de l’enseignement public bénéficient comme tous les autres agents publics de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination dans l’accès aux fonctions comme dans le déroulement de la carrière qui serait fondée sur leur religion ». Concernant les usagers, la liberté de culte est, en soi, garantie par le neutralité du service public évoquée ci-dessus qui interdit à celui-ci de discriminer les usagers en fonction de leur religion ou de leurs opinions. Plus encore, le principe de laïcité tel que régi par la Constitution permet aux administrés de s’exprimer publiquement à propos de leurs propres convictions religieuses.
Néanmoins, la facette protectrice du principe de laïcité peut être limitée pour des raisons d’ordre public ou d’organisation du service public. Dans ce cas, la liberté de culte doit être conciliée avec les impératifs d’ordre public en cause, le respect des libertés d’autrui, le pluralisme etc. La Cour européenne des droits de l’Homme, prenant en compte les spécificités liées aux conceptions françaises et turques de la laïcité a d’ailleurs édicté une jurisprudence claire en la matière. Comme il n’existe pas de consensus au niveau européen ayant trait au principe de laïcité, la CEDH laisse une véritable marge d’appréciation aux États pour réglementer ce droit à la liberté d’expression et à son application au culte. La CEDH vérifiera seulement que « les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées » en se fondant sur « la protection des droits et libertés d’autrui, les impératifs de l’ordre public, la nécessité de maintenir la paix civile et un véritable pluralisme religieux »[22]. Confirmant sa jurisprudence, la CEDH en a déduit la légitimité et la proportionnalité du dispositif français prohibant le port de signes religieux ostentatoires au sein des écoles, collèges et lycées publics [23].
Quoiqu’il en soit, et outre le contrôle de légitimité et de proportionnalité opéré par les juridictions tant nationales qu’européennes, l’administration doit veiller à ce qu’en aucun cas une restriction à la liberté de culte ne soit fondée sur une discrimination niant les libertés fondamentales de tel ou tel groupe religieux. C’est ainsi, notamment, que l’administration est fondée à interdire la distribution d’une soupe populaire confectionnée à base de porc en vue d’empêcher sa distribution à des personnes de confession musulmane ou juive. En effet, dans un tel cas, l’atteinte à la dignité de ces personnes étant susceptible de remettre en cause l’ordre public, il est permis à la préfecture d’interdire le rassemblement[24]. Ce raisonnement a, par ailleurs, été validé par la Cour européenne des droits de l’Homme[25] qui a considéré, pour la même affaire, que le préfet avait « légitimement considéré qu’un rassemblement en vue de la distribution sur la voie publique d’aliments contenant du porc, vu son message clairement discriminatoire et attentatoire aux convictions des personnes privées du secours proposé, risquait de causer des troubles à l’ordre public que seule son interdiction pouvait éviter ». Cette question a par ailleurs été mise à nouveau sur le devant de la scène dans le cadre de l’organisation des « apéros saucissons-vin rouge » ; les préfectures ayant majoritairement interdit ce genre de rassemblements pour les mêmes motifs.
On le voit donc, si la laïcité garantit la liberté de culte, d’expression ou de rassemblement, elle ne peut tolérer l’institutionnalisation d’une quelconque forme de communautarisme. Dans ce cas, les autorités administratives peuvent prendre toutes les mesures utiles nécessaires à la préservation de l’ordre public, mais également, de la diversité religieuse. Ce faisant, il existe de véritables possibilités permettant aux maires des communes concernées par un fort multiculturalisme, d’adapter les menus de cantines à cette diversité.
B) La mise en place de menus adaptés aux spécificités religieuses
Sans pour autant remettre en cause le principe de neutralité du service public de restauration scolaire, un maire peut très bien prendre en compte la spécificité de sa population. Une conception pragmatique de la laïcité peut en effet conduire à la concoction de repas adaptés
Rappelons, avant tout, que si aucun texte n’oblige ou n’interdit l’édition de menus adaptés, une une note de service en date du 21 décembre 1982 prévoit la possibilité de prendre en compte les « habitudes et [les] coutumes alimentaires familiales, notamment pour les enfants d’origine étrangère » pour édicter des menus[26]. Cependant, cette note de service reste une simple circulaire dépourvue de force obligatoire et ne peut, à ce titre, remettre en cause la neutralité du service en cause.
On l’a vu, la création de menus cachères, halals ou exclusivement catholiques n’est pas possible. Cependant, tout en respectant cette prohibition, un service de restauration scolaire peut très bien, les jours où un aliment prohibé par l’une des religions est proposé à la consommation, proposer un plat alternatif. Ainsi, par exemple, si un repas à base de viande de porc est proposé, rien n’interdit à la commune de proposer un plat alternatif qui n’en contient pas. Dans la même vision, le respect du culte chrétien imposant la consommation de poisson le vendredi ne devrait pas, en principe, se faire au détriment des autres élèves de confessions musulmanes ou israélites. Cependant, la jurisprudence est quelque peu hésitante sur cette question précise. En effet, dans un arrêt du 25 octobre 2002, le Conseil d’État a considéré que les dispositions relatives aux menus prévoyant que ceux-ci ne comporteraient pas de viande le vendredi « ne [faisant] référence à aucun interdit alimentaire ne [présentaient] pas non plus un caractère discriminatoire en fonction de la religion des enfants ou de leurs parents[27] ». Cette décision entretien l’ambiguïté par rapport à la question de la neutralité. Le Conseil d’État explique, en effet, qu’une telle disposition ne faisant pas expressément référence à un culte, elle ne pouvait être annulée sur le fondement de la laïcité. Cependant, le caractère lapidaire de l’explication ne convainc pas. La référence à un culte, si elle n’est pas explicite n’en n’est pas moins évidente : le repas tel que prévu pour le vendredi vise à satisfaire les habitudes du cultes catholique. Néanmoins, on ne peut que souscrire à la décision du Conseil d’État sur le fond, car, si l’absence de viande au repas du vendredi privilégie le culte catholique, il n’empêche pas les usagers se réclamant d’une autre religion de manger à la cantine ce jour.
Quoiqu’il en soit, ce repas alternatif devra remplir sa mission de service public et être équilibré ; ce qui impose que ce plat alternatif ait le même apport de protéines que le premier plat. Une telle alternative ne doit, en effet, pas se faire au détriment nutritionnel de l’enfant et doit respecter l’ensemble des règles relatives à la qualité nutritionnelle des repas servis au sein des cantines scolaires. Une telle alternative, telle qu’adoptée par plusieurs communes, permet aux élèves de choisir et, surtout, n’impose rien, puisque les plats de substitution ne seront pas « réservés » à tel ou tel élève. Chacun peut ainsi choisir le plat qui lui convient le mieux, en fonction de ses goûts, de ses habitudes alimentaires ou de sa religion. Remarquons par ailleurs qu’il serait illégal de mettre en place des tables réservées en fonction des plats choisis. Une telle discrimination risquerait à tout le moins de rompre le principe d’égalité des usagers du service public et, au pire, d’institutionnaliser une discrimination fondée sur la religion.
Cependant, si une cette possibilité est ouverte, il est indéniable que la création d’une telle alternative a des conséquences sur la gestion du service de restauration scolaire et qu’il faut bien considérer ces difficultés techniques, logistiques et financières avant de prendre une telle décision. Doivent par exemple être pris en compte les coûts supplémentaires éventuels et les difficultés d’organisation qui pourront en découler (prospection du nombre de repas ; achats différenciés des aliments etc.)
Conclusion
Les principes de neutralité du service public et de laïcité, s’imposent donc dans toute leur splendeur dans le cadre des cantines scolaires. Aussi, s’il est possible d’offrir aux enfants des plats alternatifs pour prendre en compte le caractère multiculturel de certaines communes, il n’est pas possible de rompre l’égalité des usagers en instaurant une discrimination alimentaire fondée sur l’appartenance religieuse de ces derniers. Il faut également garder à l’esprit que de telles solutions alternatives risquent de peser sur les finances locales et sur l’organisation du service public en rendant sa gestion plus ardue. Néanmoins, l’analyse des différents textes et leur application par les juridictions de notre pays permettent d’affirmer que la proposition de repas « marqués » religieusement ne saurait avoir cours dans nos cantines scolaires. Ainsi donc, la crainte du ministre de l’intérieur, qui est, rappelons-le, en charge des cultes, de voir de la viande halal dans les assiettes de nos enfants dans le cas où les étrangers non-européens obtiennent le droit de vote et d’éligibilité aux élections locales, n’est tout simplement pas fondée. L’analyse erronée faite par le ministre est néanmoins d’autant plus surprenante qu’une circulaire en date du 16 avril 2011, signée de sa main, rappelle les grandes règles juridiques et jurisprudentielles applicables en la matière.