Nul ne conteste la béatification de Jean Paul II. Les voix critiques qui existaient du vivant du pape polonais se sont tues. Ne reste que la vox populi, qui reconnaît en Karol Wojtyla un géant du christianisme. « Santo subito », saint tout de suite, criait-on a Rome même dès sa mort. Visionnaire en politique, courageux sur le plan personnel, souvent génial dans son action pastorale (les JMJ, les voyages), Jean Paul II est aussi le pape qui a fait de l’humilité de l’Eglise une force, et de la rencontre avec l’autre un élément central de l’identité catholique. Sa démarche de repentance pour les fautes de l’Eglise a marqué un tournant prophétique. Tout le monde ne l’a pas accepté, à l’époque, de gaîté de cœur. Même dans son entourage.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le cas Pie XII se présente sous un autre jour. Depuis quarante ans, les controverses relatives à son pontificat ne se sont jamais calmées. Aux attaques, volontiers excessives et parfois haineuses, sur les raisons de son fameux « silence » à propos de la Shoah ont répondu des contre-attaques, volontiers excessives et parfois douteuses, qui visent à en faire un grand sauveteur de juifs persécutés. Tant que les archives du Vatican demeureront inaccessibles, la polémique n’a aucune chance de cesser.
Si l’on s’interroge sur les raisons qui ont poussé Benoît XVI à la déclarer vénérable, on n’en aperçoit aucune qui soit d’ordre pastoral, sauf à surestimer le poids des lobbys les plus réactionnaires, parmi lesquels ceux qui n’ont jamais admis la repentance de Jean Paul II à propos de la Shoah. Il est vrai que ces cercles sont particulièrement actifs et même parfois virulents, et qu’ils disposent de relais au Vatican même. Pour le reste, personne ne peut sérieusement songer à voir dans la béatification éventuelle du pape Pacelli la réponse à une quelconque attente des fidèles ni à une urgence.
Laisser le temps au temps pour que se clarifient les eaux troubles de l’Histoire de la Seconde guerre mondiale n’aurait donc, à tout le moins, rien gâché. Sauf à vouloir canoniser la papauté en faisant de tous les papes des bienheureux, ce qui serait un choix politique « ultra-catholique » dans le droit fil de Vatican I, le concile de l’infaillibilité, plus que de Vatican II.
Que penser, alors ?
L’Eglise semble dire qu’elle hésite entre deux modèles de rapport au monde extérieur à bien des égards antagoniques. Deux modèles non seulement de papes, mais de papauté. Et non seulement de papauté, mais de catholicisme.
Le premier modèle, celui qu’incarne Jean Paul II, est plutôt charismatique et dialogal, et n’hésite pas à poser de grands gestes et à prononcer de fortes paroles au nom de l’évangile. Le prophétique l’emporte sur le diplomatique.
Le deuxième, que représente Pie XII, est en son essence monarchique et intransigeant, il veille à l’exaltation de la papauté comme gardienne du dépôt de la foi. Le diplomatique l’emporte sur le prophétique.
L’un est d’inspiration, l’autre d’institution.
Bien entendu, ces deux modèles mériteraient d’être nuancés, ne serait-ce parce que l’on compare deux époques à bien des égards différentes, et parce que Pie XII n’a pas fait que condamner (les prêtres ouvriers, Congar…), il a aussi encouragé, par exemple, l’exégèse historico-critique. Pie XII le mal aimé, trop mal aimé ?
L’essentiel est donc peut-être là, dans ce refus d’une lecture binaire.
On retrouve alors avec la décision du pape le même débat qu’à propos du concile Vatican II. Benoît XVI prône et prêche une historiographie nouvelle. Il se refuse à penser le catholicisme en termes de ruptures historiques, et insiste au contraire sur la continuité et l’homogénéité de la tradition catholique.
Il récuse en un mot, l’existence même de ces deux modèles.
Il serait ridicule d’affirmer qu’en passant de tel pontificat à tel autre l’Eglise aurait cheminé de l’ombre à la lumière, de la lâcheté au courage, et encore moins du traditionalisme au progressisme. Mais à l’inverse, à force de gommer les différences, on finit par brouiller le message jusqu’à la rendre incompréhensible. Surtout à propos du judaïsme, là où sans aucun doute l’Eglise a le plus changé depuis Pie XII, un changement qui ressemble à certains égards à une véritable conversion… en forme de retour aux racines.
Le rapport au judaïsme est en un sens le meilleur indicateur de la compréhension que l’Eglise catholique entend avoir d’elle-même en ce début de millénaire. Les réactions plus attristées que fâchées du monde juif montrent une profonde attente vis à vis de Rome et finalement une forme de bienveillance. Mais à la limite, là n’est pas la question. L’éventuelle béatification de Pie XII concerne au premier chef les catholiques eux-mêmes. A tout le moins, ceux-ci seront nombreux à demeurer troublés ou même choqués si, une fois encore, Rome s’enferme dans une sorte de mutisme d’une autre époque, quand l’opinion publique n’était pas mondiale et l’émotion médiatique immédiate. Comme au moment de l’affaire Williamson, voici un an, une explication de texte aurait été plus qu’utile. Venue avant, elle eût fait sens et évité bien des malentendus. Que ne l’a-t-on donnée, et que ne la donne-t-on ! "