"Notre époque répugne à réfléchir sur la longue durée. Elle préfère s’arrêter à une date ou à une notion et faire comme si elles marquaient l’origine, alors qu’elles ne sont qu’une étape ou le symptôme d’une répétition. À propos des massacres du 7 octobre 2023, le terme de « pogrom » a été inlassablement répété, faisant de la langue russe et de la Russie tsariste le référent ultime de la réflexion."
Alexandrie en 38 de notre ère…
"Il n’est donc pas inutile de se référer à l’histoire pour tenter de comprendre ce qui échappe si facilement à l’analyse et dissimule sa permanence sur la longue durée derrière les particularités de telle ou telle culture.
Il y a eu des pogroms tout au long de l’histoire du peuple juif, si par pogrom on entend non seulement la volonté de tuer, mais l’humiliation poussée au dernier degré, la violence infligeant les souffrances les plus atroces et le projet de faire disparaître non seulement les Juifs mais toute trace de la présence juive.
On peut dater avec précision le premier pogrom, il eut lieu à Alexandrie en 38 de notre ère, dans un contexte qu’il convient d’évoquer rapidement.
Dans cette ville qu’Alexandre fonda en -331 et qui fut gouvernée par la dynastie des Lagides, descendants d’un de ses lieutenants, jusqu’à la conquête romaine, menée par Jules César, puis achevée par Octave,
coexistaient trois communautés : les Égyptiens, peuple indigène, subissant la dure condition des colonisés ; les Grecs qui détenaient le pouvoir politique et économique ; les Juifs, attirés par la bienveillance dont faisaient preuve à leur égard les souverains Lagides, au moins dans un premier temps. Ce fut l’époque où le judaïsme se mit à utiliser la langue grecque non seulement comme outil vernaculaire, mais aussi pour prier, grâce à cette entreprise majeure que fut à tous égards la traduction de la Bible en grec, vers -270, si l’on adopte la datation traditionnelle.
Or aux abords de l’ère chrétienne, ce que l’on a pu qualifier de « lune de miel » entre le judaïsme et l’hellénisme n’était plus qu’un souvenir. La cité grecque d’Alexandrie, qui se sentait menacée par le pouvoir romain, se crispait de plus en plus sur ses privilèges. Les Juifs, qui étaient reconnus en tant que communauté, demandaient à l’être aussi en tant que citoyens, ce dont les Grecs ne voulaient pas entendre parler, et les Égyptiens, sentant que les Juifs étaient de moins en moins protégés, pouvaient donner libre cours à leur hostilité à l’égard du peuple de l’Exode. Lorsque, aux premiers empereurs romains qui, dans la tradition de César, étaient plutôt favorables aux Juifs, succéda Caligula qui les détestait parce qu’ils refusaient de lui reconnaître les attributs d’un Dieu, toutes les conditions étaient réunies pour qu’éclatât le pogrom que le grand penseur juif, Philon d’Alexandrie, décrit en des pages bouleversantes dans deux traités : l’In Flaccum, que l’édition anglaise la plus récente traduit par Philo’s Flaccus The First Pogrom, et la Legatio où il fait le récit de l’ambassade qu’il conduisit à Rome pour tenter de fléchir Caligula.
Alexandrie était divisée en cinq secteurs, dont deux étaient habités majoritairement par des Juifs, mais nombre d’entre eux vivaient dans les autres secteurs. Le ghetto précéda le pogrom, tous les Juifs furent réunis dans l’endroit le plus insalubre de la cité tandis que leurs maisons étaient saccagées et détruites.
Puis vinrent les massacres dont Philon dit qu’en comparaison les actes traditionnels des vainqueurs dans une guerre sembleraient bien doux. Réduits à la mort par inanition, poursuivis par des hommes dont il nous est dit qu’ils étaient possédés par une férocité de bêtes sauvages, ils étaient battus avec le souci de faire que la mort fût la plus lente possible :
« des familles entières, les maris avec leurs épouses, les enfants avec leurs parents furent brûlés au centre de la cité », tandis que d’autres étaient battus et traînés à travers toute la ville, « jusqu’à ce qu’ils fussent complètement anéantis et qu’il ne restât plus d’eux un seul os qui pût recevoir une sépulture ». Une fois leurs victimes assassinées, «
on commettait les plus graves outrages sur leurs cadavres, les traînant à travers toutes les rues de la ville, jusqu’à ce qu’il ne restât rien de leur corps, la peau, les chairs, les muscles étant détruits par la dureté et les irrégularités du sol. »
On pourrait multiplier les citations, plus terrifiantes les unes que les autres et que nous ne pouvons lire aujourd’hui sans penser à ce qui s’est passé le 7 octobre.
Il ne s’agit pas de nier que des horreurs du même genre aient été commises contre d’autres peuples, mais il n’en est aucun à propos duquel on puisse affirmer qu’elles se sont reproduites de la même manière tout au long de deux millénaires, autrement dit avec l’idée que la mort ne suffisait pas et qu’il fallait atteindre, à travers le meurtre du Juif, la perfection du néant."
Même source :
https://www.revuedesdeuxmondes.fr/le-pr ... 38-ap-j-c/
Edit: en général, les Arabes connaissent très très mal la longue histoire des persécutions contre les Juifs qui ont commencé bien avant le développement de l'Islam.