"Comment la Russie maquille ses comptes publics pour amoindrir la visibilité des sanctions"
La situation économique de la Russie serait bien moins reluisante que ce que les chiffres officiels font penser de prime abord, ce qui pourrait avoir des conséquences sur la guerre en Ukraine, écrit Pierre-Marie Meunier.
Pierre-Marie Meunier est un ancien officier du renseignement militaire, actuellement directeur des opérations d’un cabinet de conseil en communication, diplômé d’un double master en information et communication à l’Ecole militaire et relations internationales à l’IRIS.
Si la Russie est parvenue à trouver non sans mal les ressources militaires et industrielles pour faire encore durer ce conflit, elle connaît néanmoins des difficultés économiques qui pourraient in fine mettre plus rapidement un terme au conflit que la confrontation militaire elle-même. C’est en tout cas ce qui ressort de l’analyse des chiffres officiels russes, au-delà des écrans de fumée que la Russie semble avoir mis en place pour dissimuler lesdites difficultés.
La conclusion militaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie n’est probablement pas pour tout de suite. Mais cela ne signifie pas que le temps joue pour la Russie, dont les reculs sur le terrain se multiplient, même s’ils sont limités, alors qu’à l’arrière, la situation économique n’est guère reluisante. Mais pour le comprendre, il faut aller au-delà des chiffres sur lesquels s’arrêtent la plupart des analystes.
La Russie résiste
Dès qu’il est question des difficultés économiques de la Russie, il est souvent rétorqué plusieurs arguments dont il est difficile de nier la réalité. Le premier repose sur la logistique apparemment inépuisable de l’armée russe : passé en économie de guerre, le pays produit en flux tendus tous les consommables de la guerre, obus et missiles en particulier.
Il n’y a qu’en termes de blindés que la donne est différente : la Russie produit encore quatre fois moins de blindés qu’elle n’en perd chaque mois en moyenne. Mais là aussi les choses évoluent, quoique plus lentement qu’ailleurs.
Une chose est certaine : en dépit de l’épuisement supposé des fameux « stocks de guerre froide », la Russie peut continuer encore longtemps à faire feu, même si l’intensité des salves (missiles de croisière et tirs d’artillerie) a globalement diminué de 75 % depuis l’automne 2022. La Russie ne sera jamais « à sec », sans parler du carburant qu’elle a en quantités astronomiques.
Cette mobilisation de la base industrielle et technologique de défense russe est une des causes du second argument utilisé pour arguer de la bonne santé économique de la Russie : un taux de croissance positif de quelques points pour 2023, alors que l’Occident tout entier ligué devait « mettre la Russie à genoux ».
Troisième et dernier argument : la Russie a de toute façon des réserves, en particulier le National Welfare Fund (NWF), fonds souverain sur lequel la Russie place les recettes des ventes d’hydrocarbures, entre autres pour financer les retraites et les investissements dans les infrastructures. Et en effet, la Russie n’aurait apparemment quasiment pas entamé ce fonds dont le montant affiché semble stable depuis 2022.
Un « miracle » russe ?
Est-il possible que la Russie, pays désormais parmi les plus sanctionnés de la planète aux côtés de l’Iran et la Corée du Nord, ait réussi à déjouer l’offensive économique contre elle ? Certes, le filet n’est pas étanche autour de la Russie, loin de là, et la Russie a trouvé de nouveaux débouchés opportunistes pour son pétrole par exemple.
Mais la Russie a perdu tout de même avec l’Europe l’un de ses principaux débouchés économiques, en plus de l’arrêt quasi total des investissements étrangers en Russie (la très grande majorité des IDE entrants en Russie provenaient d’Occident selon l’OCDE).
Ajoutons à cela une pénurie de main-d’œuvre problématique, une démographie en berne et une inflation difficilement contenue, et la résilience russe apparente peut véritablement passer pour miraculeuse… Mais les miracles n’existent pas en matière économique, et surtout, le diable se niche dans les détails. Regardons cela de plus près.
Pour juger de la croissance russe, partons des prévisions de la BCR, la Banque centrale russe, et effectivement, celle-ci l’évalue entre 1,5 % et 2,5 % en 2023. Notons déjà qu’il s’agit de son scenario dit de base, le scenario « optimiste » en fait.
Il existe deux autres scénarios nettement moins optimistes dans le document de référence publié par la BCR. Même dans le cadre de ce scénario, notons en plus qu’elle prévoit une croissance inférieure dès 2024, entre 0,5 % et 2,5 % avec une inflation ramenée à 4 %, chose qui semble très improbable à l’heure actuelle.
De plus, pour une économie extractive comme la Russie, dans un contexte de forte inflation et de chute du cours du rouble, ce taux de 2 % ne représente guère plus qu’une stagnation, en réalité.
Reste que cette hausse de la production doit bien être financée, même si elle concerne pour une large partie des biens qui seront « consommés » en Ukraine rapidement.
D’où vient alors cet argent que la Russie ne peut quasiment plus emprunter ailleurs que sur son marché intérieur, que ses réserves de devises à l’étranger sont gelées et que ses recettes pétrolières sont toujours en baisse de 40 % sur un an ? Certes la Russie a fortement augmenté les impôts, mais on ne compense pas une explosion des dépenses publiques (+30 % en 2022) dans un contexte de recettes en berne juste par l’impôt.
L’information n’est pas très longue à trouver : la Russie pioche bien dans son bas de laine, le NWF, pour combler le manque à gagner. C’est d’ailleurs écrit dans le compte-rendu mensuel d’usage de ce fonds publié par le ministère des finances russe, au sein du même paragraphe que celui dans lequel elle précise qu’elle procède tous les mois à la vente de milliards de yuans et d’or.
La croissance russe est donc une croissance artificielle « achetée », essentiellement pour financer la guerre en Ukraine. C’est un keynésianisme à la russe, à destination prioritaire du complexe militaro-industriel comme expliqué par Alexandra Prokopenko, ancienne fonctionnaire de la BCR et intervenante aujourd’hui pour le Carnegie Russia Eurasia Center.
Mais si la Russie se finance en puisant dans son épargne, comment expliquer alors que le montant total affiché par le NWF ne semble pas ou peu bouger ?
Une fois encore, l’explication est dans le détail. Il faut en effet regarder la composition de ce fonds pour comprendre que la Russie est en train de réaliser un tour de passe-passe comptable pour tenter manifestement de camoufler des retraits massifs.
Le « village Potemkine » grandissant du National Welfare Fund
Au 1er janvier 2022, le NWF affiche 13 565 milliards de roubles au compteur, dont des actions diverses (3 640 milliards de roubles soit 26 % environ du total) et des liquidités variées (or et devises pour 8 432 milliards de roubles soit 62 %). Le reste est composé de comptes d’investissement et de dettes US qui n’ont pas ou peu bougé depuis.
Détail important : au sein des devises, le rouble ne compte que pour 4 % du total de « cash », avec seulement 364 millions de roubles. La Russie détient encore à ce moment 38 milliards d’euros, 4 milliards de livres sterling, et 600 milliards de yens entre autres.
Au 1er août 2023, 19 mois plus tard, le NWF affiche 13 313 milliards de roubles au compteur, soit un montant à peine inférieur. Mais il est en réalité composé très différemment. La part des actions de sociétés russes est par exemple montée à près de 33 % (4275 milliards de roubles), le pouvoir ayant choisi de monter au capital d’entreprises russes en difficulté.
Un tiers de la valeur affichée du NWF repose donc sur des actions dont la valorisation est sujette à caution. Quel crédit accorder par exemple à la valorisation des actions d’Aeroflot avec des avions dont la maintenance n’est plus vraiment assurée (cas des Airbus et des Boeing au moins) ? Quelle est la part réelle de « junk bonds » parmi ces entreprises matraquées d’impôts et dont certaines ont été fortement pénalisées par les sanctions ou par le retrait des investisseurs occidentaux ?
Plus intéressant, la part de liquidités — la seule part qui est utilisable en réalité à des fins budgétaires — a baissé à 53 % pour atteindre 7 183 milliards de roubles. En creusant plus avant, on découvre qu’au sein de ces liquidités, toutes les devises occidentales fortes ont disparu ou presque : hormis 7 milliards d’euros, il ne reste que des yuans et des roubles en quantités : 5 490 milliards de roubles représentant donc désormais 76 % des liquidités.
Concrètement, les dernières réserves financières russes mobilisables reposent donc sur des liquidités composées au 3/4 de roubles, dont le cours est en chute libre (-25 % depuis le 1er janvier 2023, -40 % sur un an, actuellement proche de ses plus bas historiques).
On comprend mieux pourquoi la BCR a fait de la lutte contre l’inflation la priorité nationale : en cas de spirale inflationniste et de dévaluation aggravée du rouble, les dernières réserves russes de cash vont disparaître encore plus vite que ses blindés en Ukraine.
En valeur absolue, autrement dit en roubles, les réserves de liquidités de la Russie ont chuté de 15 % en un an et demi. En valeur relative, en tenant compte de l’inflation et du taux de change, elles ont diminué de plus de 30 % sur la même période : il reste 78 milliards de dollars de réserves utilisables en août 2023 contre 113 milliards de dollars en janvier 2022.
À ce rythme, et sans revenus massifs rapidement, il reste environ deux ans à la Russie avant la banqueroute de l’État fédéral. Dans un pays où plus de la moitié de la population vit directement des subsides de l’État, et où une large part des entreprises ne vit plus que des commandes publiques, le résultat pourrait être équivalent pour la Russie à la chute de l’URSS.
Le temps ne joue pas pour la Russie."
https://www.euractiv.fr/section/all/opi ... sanctions/
"La valeur ne dépend pas de la religion, mais de l'amour qui nous fait considérer l'autre comme un frère ou une sœur"
Sœur Emmanuelle
"Notre vraie nationalité est l'Humanité" Herbert Georges Wells