La directive européenne sur les travailleurs des plates-formes définitivement bloquée, notamment par la France
Ce projet de législation européenne, qui cherchait à réguler pour la première fois l’économie des plates-formes, a été une nouvelle fois bloqué lors de la dernière étape. La France et l’Allemagne se sont abstenues de soutenir le texte.
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Alors que les eurodéputés – de l’extrême gauche à la droite – souhaitaient depuis deux ans une présomption inconditionnelle, les gouvernements européens ont poussé pour définir des critères stricts de requalification applicables à tous les Etats, aboutissant, en décembre 2023, à un premier accord en trilogue sur une liste de cinq critères pour déclencher la présomption. Ces critères ne convenant pas à la France, cette dernière s’était déjà positionnée contre ce premier accord.
« Position dogmatique »
La version actualisée de février ne lui convient pas non plus. Elle devait obliger les Etats membres à créer une présomption légale et réfutable de salariat dans leurs droits respectifs, leur laissant cette fois-ci une marge de manœuvre pour la définir au niveau national. C’est l’absence de critères qui pose désormais problème à la France. Il y a deux difficultés, justifie au Monde une source diplomatique tricolore : le caractère très flou de ce que les Etats doivent mettre en place, ce qui engendrerait des difficultés de transposition, et l’absence d’harmonisation dans l’application de la présomption à l’échelle européenne, « potentiellement génératrice de nombreux contentieux ».
Leïla Chaibi, eurodéputée française (groupe de la gauche au Parlement européen) et négociatrice sur ce dossier, se dit « choquée ». « Je ne voyais pas comment la France pourrait bloquer une deuxième fois, à trois mois des élections européennes, explique-t-elle. Même la droite au Parlement ne comprend pas. C’est une position dogmatique. Ils soutiennent la présomption d’indépendance. Ce sont cinq ans de boulot foutus en l’air. » La Fédération européenne des travailleurs des transports ne mâche pas non plus ses mots : « C’est un coup pour des millions de personnes luttant avec des salaires ridicules. »
Selon Paris, l’amélioration des conditions de travail ne passe pas par une présomption, mais par un modèle social fondé sur l’indépendance, avec des droits renforcés. A ce titre, l’Autorité des relations sociales des plates-formes d’emploi (ARPE), un établissement public sur mesure, est née en 2021 pour réguler les rapports entre les plates-formes et les livreurs et chauffeurs VTC.
Le gouvernement dit veiller, depuis le début des négociations, à ce que le texte prenne bien en compte la réalité du lien d’emploi entre une plate-forme et ses travailleurs, et à ce qu’un travailleur indépendant puisse le rester. C’est la même position que celle défendue par les plates-formes, Uber en tête. « Aujourd’hui, les pays de l’UE ont reconnu que le texte proposé allait directement à l’encontre de ce que les travailleurs des plates-formes disent vouloir », réagit un porte-parole de l’entreprise américaine.
Une marche de Lille à Bruxelles
Fabian Tosolini, délégué national d’Union-Indépendants (CFDT), présent dans l’instance aussi bien côté chauffeurs que côté livreurs, reconnaît que le salariat n’est pas souhaité par une majorité d’indépendants. Mais il ne se satisfait pas des résultats de l’ARPE. « Les accords signés sont catastrophiques, estime-t-il. Il faut du dialogue social, oui, mais on ne peut pas défendre une troisième voie si on ne muscle pas les conditions du dialogue. » A titre d’exemple, les négociations sont actuellement rompues concernant la rémunération des livreurs. Les organisations représentatives des indépendants n’excluent pas une nouvelle mobilisation nationale, après un week-end de grève en décembre 2023.
Outre la présomption, cet échec enterre également un volet du texte visant à réguler le « management algorithmique », et l’utilisation que les plates-formes peuvent faire des données personnelles des travailleurs. « On ne comprend toujours pas comment est établi le prix d’une course, comment elle est attribuée… Cela aurait pu être une épée de Damoclès au-dessus de la tête des plates-formes », regrette M. Tosolini.
« La France veut sauver les plates-formes. Je m’attendais à cette décision. Certes, des chauffeurs souhaitent rester indépendants, mais ils ne veulent pas être subordonnés. On a des listes de chauffeurs qui saisissent les prud’hommes, parce qu’ils voient que la relation de travail est biaisée », réagit Brahim Ben Ali, chauffeur Uber, secrétaire général du collectif de chauffeurs Intersyndicale nationale VTC et fervent opposant à l’ARPE française. La semaine du 19 février, il prévoit une marche de Lille à Bruxelles, avec des travailleurs d’Amazon, de Deliveroo et de Bolt, pour dénoncer le « tâcheronnage de masse », et un modèle hybride avec « tous les inconvénients du statut indépendant, et tous les inconvénients du salariat ».
Si la présidence belge du Conseil dit « réfléchir aux prochaines étapes », les chances que le texte soit retravaillé et voté avant le scrutin européen de juin sont désormais infimes. La prochaine présidence hongroise devrait pousser ce texte au second plan.