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Les résultats du second tour des élections législatives, dimanche 7 juillet, nous ont accordé un sursis inespéré, mais le pire reste possible à l’horizon de 2027. Non seulement la facture monarchique de la Ve République, redoublée par la verticalité macroniste, a multiplié les frustrations qui nourrissent les tentations autoritaires, non seulement la tripartition politique de l’électorat
rend le scrutin majoritaire dangereusement dysfonctionnel, mais notre Constitution nous donne peu de protections durables contre une éventuelle mainmise de l’extrême droite sur l’Etat.
Quant à la culture politique dominante, elle est colonisée par des rhétoriques qui configurent ce que la journaliste Isabelle Kersimon appelle Les Mots de la haine (Rue de Seine, 2023), une « alt-réalité », théâtre d’ombres où le « wokisme », le féminisme et la lutte contre les discriminations
passent pour des dangers plus grands que le racisme ou l’inféodation au fascisme poutinien.
L’extrême droite diffuse ses thèmes jusque dans des milieux supposés centristes : certains ont mis en équivalence l’union des gauches, commandée par l’urgence, et un parti souhaitant étouffer progressivement l’Etat de droit ; d’autres ont appelé de facto à voter Rassemblement national (RN) pour « faire barrage » à la gauche. Ils n’ont heureusement pas été suivis, mais il reste que les scores des candidats de la gauche, du centre et de la droite libérale ont été dus à un front républicain traversé de fragilités et non à une adhésion programmatique.
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Nous ne sommes pas dans les années 1930 : nous ne vivons pas dans une société brutalisée par une guerre récente ; l’effritement de l’Etat social ne peut pas se comparer aux dévastations d’une crise économique géante ; les masses ne sont pas mobilisées dans des partis militarisés.
Mais une passivité mécontente, éloignée de tout désir sacrificiel, souhaite qu’un chef la débarrasse magiquement de la complexité du réel : le RN propose de faire comme si la crise climatique n’existait pas. Seule compte la haine d’une « immigration » non définie, où l’on inclut sans le dire les Français qui ne sont pas Blancs, et la défense d’une « identité » tout aussi indéfinie, susceptible de fonctionner comme une arme arbitraire contre n’importe quel citoyen français, de n’importe quelle origine. Le reste du programme du RN semble n’importer ni à ses électeurs ni à ses dirigeants, qui ne cessent de renier leurs promesses prétendument « sociales ».
Avatar de la pensée néolibérale
Le RN puisse sa force dans la façon dont il conjoint une intention discriminatoire sans ambiguïté (contre les binationaux, les « immigrés », les « Français de papier », les « assistés ») et, d’autre part, une pratique de l’équivoque, du mensonge et de l’incohérence qui, loin de lui nuire,
lui permettent d’être un agrégateur de haines hétérogènes et de publics dont les demandes économiques et sociales sont incompatibles entre elles. Au Royaume-Uni, le vote pour le Brexit s’était cristallisé autour d’un slogan d’autant plus attractif qu’il n’avait aucun sens précis : « Reprendre le contrôle ».
Le vote pour le RN semble guidé par le désir « d’être chez soi ». Ce « chez soi » est un signifiant vide : personne ne lui donne le même contenu ; mais son indéfinition permet à des publics dont les peurs sont très différentes de communier dans un même fantasme par lequel ils se sentent « exprimés ». La revendication de la « souveraineté » sert alors de masque à un projet tourné contre la démocratie, c’est-à-dire contre l’égalité des droits et le partage d’un même espace politique et social de coopération et de délibération.
Seule la sociologie empirique peut nous informer sur les ressorts de l’adhésion électorale à l’illibéralisme. On peut cependant se demander si le désir d’être « chez soi » et le « souverainisme » qui l’accompagne ne sont pas la traduction normale du type social qu’ont promu les politiques ayant dominé les dernières décennies :
le type du « consommateur souverain », dont la souveraineté s’exerce dans le pouvoir de consommer.
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On sait, grâce à l’historien suédois Niklas Olsen, que toute une lignée de penseurs et de politiques « néolibéraux » a formulé
le double projet d’une réduction de la société à un marché et de la démocratie à la souveraineté du consommateur (The Sovereign Consumer, Niklas Olsen, Palgrave Macmillan, 2019).
Le vote RN pourrait bien être un effet de la réalisation de ce projet :
les « consommateurs souverains », en votant contre la démocratie, affirment leur fureur de ne pas être réellement souverains en tant que consommateurs ; ils demandent à disposer des moyens de consommer, mais aussi à être « chez eux » dans un espace qui serait le leur, et non un espace commun obligeant aux compromis d’une société pluraliste et égalitaire. Habités par la peur du déclassement et un sentiment de relégation, ces électeurs aspirent à un vain repli sur les frontières nationales.
Les droits des autres comme nuisances
Le « consommateur » n’est plus ici celui qui exerce un choix sur un marché,
mais celui qui veut affirmer sa souveraineté en refusant que son espace social soit autre chose qu’un espace réservé aux objets de ses choix, excluant la présence importune des « étrangers » aussi bien que des contraintes écologiques.
Le vote pour le RN, c’est la révolte des consommateurs souverains. De là ce paradoxe d’une extrême droite dont l’extrémisme n’est plus celui des fanatismes fascistes,
mais de ceux qui ont la nostalgie d’une France imaginaire (qui aurait existé dans les années 1960) et qui ne veulent pas être dérangés par les droits des autres.
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On ne répondra pas à cette fureur, qui croit compenser son impuissance politique par la violence sociale et par l’affirmation de la supériorité imaginaire d’une « identité », en accédant à ses demandes de discrimination. On ne lui répondra pas non plus en donnant une version de gauche des rhétoriques « antisystème ». On ne pourra lui répondre que par la proposition d’une nouvelle puissance politique, qui devra être d’échelle européenne, et par une reprise de la question sociale. Celle-ci ne peut pas être rabattue sur un programme de dépenses publiques ou d’administration étatiste des nécessaires protections sociales.
Son enjeu est celui de la démocratie sociale, de l’intégration de tous au sein du tissu coopératif d’une socialité et d’une socialisation démocratiques.