https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/ar ... 55770.html
Mardi 11 juin 2024, deux jours après la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron. La vie politique française s’apprête à vivre un bouleversement majeur, avec le ralliement du président du parti Les Républicains, Eric Ciotti, au Rassemblement national (RN). Hasard du calendrier : pendant que les télévisions patientent devant le siège du parti d’extrême droite, dans le 16e arrondissement de Paris, l’homme qui rêvait de cette union se présente, non loin de là, à Nanterre, dans les locaux de la direction nationale de la police judiciaire. Ce jour-là, Pierre-Edouard Stérin est entendu, en tant que « suspect libre », dans le cadre d’une enquête préliminaire sur des faits de financement illégal de campagne électorale, selon les informations du Monde confirmées par le parquet de Marseille, qui dirige la procédure.
Les enquêteurs s’interrogent sur le rôle du milliardaire,
fervent soutien d’un projet de société ultralibérale, réactionnaire et xénophobe, dans un système de financement illégal des campagnes électorales du RN en 2020 et 2021, principalement dans le quart sud-est de la France. L’enquête, étendue aux infractions de blanchiment et d’exercice illégal de la profession de banquier, est menée dans le plus grand secret depuis 2021 par la brigade de la criminalité financière de la police judiciaire marseillaise. « L’objet des investigations consiste à déterminer les conditions dans lesquelles des prêts visant à financer les campagnes électorales de plusieurs candidats à ces scrutins ont été accordés », précise le parquet au Monde, citant pas moins de sept élections majeures : les municipales de Marseille, Nice et Lyon en 2020, et les régionales de 2021 en Provence-Alpes-Côte d’Azur, Occitanie, Normandie et Centre-Val de Loire.
Le statut de suspect libre, sous lequel Pierre-Edouard Stérin a été entendu, permet d’interroger une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction sans la mettre en garde à vue, et en lui donnant droit à l’assistance d’un avocat. Sollicité par Le Monde sur le contenu de cette audition, l’homme d’affaires a répondu : « J’ai pu à cette occasion apporter les réponses aux questions qui m’ont été posées. »
Empilement de prêts
A l’image de l’enquête menée par des juges d’instruction parisiens sur le financement du RN, qui a débouché sur des perquisitions, mercredi 9 juillet, c’est de nouveau la question des prêts accordés par des particuliers qui est en cause. Très réglementés, ces prêts doivent être remboursés par les candidats, au risque d’être considérés comme des dons déguisés, et ne doivent pas être effectués « à titre habituel », soit de manière répétée, par celui qui accorde les fonds.
Une notion floue dont l’interprétation faite par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) est contestée par le parti d’extrême droite. Interrogé sur des prêts personnels à destination de candidats du RN, Pierre-Edouard Stérin a souligné n’avoir « pas de raison de se priver de ce droit » : « Ce qui me paraît en revanche anormal, c’est l’absence d’égalité des candidats dans l’accès au financement. Ce n’est pas aux banques de décider qui peut ou ne peut pas être candidat. »
Dans le cadre de l’enquête judiciaire ouverte à Marseille, distincte de celle menée à Paris, la justice vise des prêts à hauteur de 1,8 million d’euros à des candidats d’extrême droite, très majoritairement du RN. L’investisseur exilé en Belgique est soupçonné d’être la fortune à l’origine de ces virements d’argent. L’enquête n’a, à ce jour, pas démontré l’existence d’une stratégie pilotée par la direction du parti, mais plutôt une coordination au niveau de Pierre-Edouard Stérin et de son réseau, en direction de candidats amis. D’après les informations du Monde, la justice s’interroge sur le rôle central d’un dirigeant de l’Institut de sciences sociales, économiques et politiques (Issep), l’école fondée en 2018 à Lyon par Marion Maréchal, aujourd’hui députée européenne et présidente du parti Identité Libertés.
D’après une source judiciaire, les prêteurs officiellement enregistrés dans les comptes de campagne de plusieurs candidats ne seraient en réalité que des faux nez de Pierre-Edouard Stérin. En remontant la piste des flux financiers, notamment grâce à un travail de la cellule de renseignement financier Tracfin, les policiers ont découvert que l’argent officiellement prêté aux candidats provenait en réalité du milliardaire par le biais d’un empilement de prêts. Cette dissimulation est au cœur de l’enquête. L’entrepreneur et son interlocuteur lyonnais auraient, soupçonnent les enquêteurs, fait en sorte de faire ruisseler l’argent vers les candidats tout en préservant l’anonymat du milliardaire. A la question du Monde portant sur l’existence de ce schéma, Pierre-Edouard Stérin a répondu : « Je crois savoir que vous n’êtes ni procureur ni juge. Il appartient à la justice de faire son travail, sans pression médiatique ni commentaires déplacés. »
« Tout a été déclaré »
La liste RN aux élections municipales de Marseille, en 2020, serait la première à avoir bénéficié de ce système. Elle est alors menée par le sénateur marseillais Stéphane Ravier, par ailleurs maire du 7e secteur de la cité phocéenne. Le pieux sénateur, admirateur de Jean-Marie Le Pen et parti chez Eric Zemmour en pleine campagne présidentielle avec son amie Marion Maréchal, est l’une des personnalités politiques les plus liées à Pierre-Edouard Stérin. Il fréquentait dès 2015 ses soirées dans l’Ouest parisien mettant en relation personnalités de droite et d’extrême droite, grandes fortunes et dirigeants du milieu associatif catholique. Dans les documents préparatoires du projet Périclès, qui chapeaute les projets politiques du propriétaire de Smartbox, Stéphane Ravier est l’une des trois personnalités identifiées comme faisant l’objet d’une « influence réelle », avec les leaders du RN, Marine Le Pen et Jordan Bardella.
C’est à l’occasion de ce scrutin municipal que Stéphane Ravier aurait joué un rôle d’aiguilleur entre des prêteurs et ses colistiers en recherche de financements – chaque tête de liste de secteur marseillais dispose de son propre compte de campagne. Selon les informations du Monde, Stéphane Ravier et sa femme, Emmy Font, alors directrice de campagne des municipales, ont été entendus dans le cadre de l’enquête judiciaire. Sollicité, le premier fait savoir qu’il n’a « rien à déclarer à la presse » et rappelle que « la commission des comptes de campagne a validé l’ensemble des huit comptes » des têtes de liste RN à Marseille. Egalement contactée, la seconde, dans une réponse très similaire, ajoute que « tout a été déclaré tant en préfecture qu’aux impôts, comme le veut et le permet la loi ».
Les têtes de liste RN aux municipales à Marseille avaient-elles connaissance de l’existence d’un prêteur caché ? « Je ne suis pas au courant », affirme la tête de liste d’un secteur, qui souhaite rester anonyme. « C’est Stéphane Ravier qui s’est occupé de ça, ou plus exactement des gens autour de lui, explique-t-il. Ils nous disaient que telle personne acceptait de prêter une certaine somme et nous demandaient si nous étions intéressés. »
« Un nom que je n’avais jamais entendu »
Cette tête de liste reconnaît néanmoins ne pas avoir systématiquement rencontré ses prêteurs. « On a eu des échanges, qui pouvaient se faire par mail. Ensuite on a échangé une convention de prêt et le RIB du compte de campagne sur lequel les fonds ont été versés. » Le total des sommes pouvait atteindre, en fonction des candidats,
le maximum du plafond remboursable par l’Etat.
Au-delà des municipales de 2020 à Marseille, la justice se penche sur les scrutins de Nice et Lyon, où la liste RN était conduite par les deux plus proches collaborateurs de Marion Maréchal : Philippe Vardon, dans les Alpes-Maritimes, et Agnès Marion, dans le Rhône. Contactés jeudi 10 juillet, les deux dirigeants du parti Identité Libertés n’ont pas répondu.
La justice s’est également penchée sur cinq campagnes des élections régionales de 2021, particulièrement en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Pour ce scrutin, la tête de liste RN se nomme Thierry Mariani, ex-ministre des transports de Nicolas Sarkozy. La prise de guerre de Marine Le Pen, favori du scrutin, aborde les élections avec sérénité : il bénéficie d’une promesse de prêt de Charles Gave, financier bien connu de l’extrême droite. Durant la campagne, le soutien s’évanouit. « J’en parle en comité de campagne le soir même, expliquant qu’il nous manque 300 000 euros, raconte Thierry Mariani au Monde. Emmy Font, qui est dans l’équipe, me dit qu’elle peut trouver quelqu’un qui va nous prêter la somme. C’était un nom que je n’avais jamais entendu et que je n’ai jamais vu depuis, mais il n’y a aucune obligation en la matière : la seule chose dont vous devez être sûr, c’est que le prêteur est français. »
Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Le financement électoral, source inépuisable de problèmes au RN
En décembre 2024, Thierry Mariani avait pourtant confié au Nouvel Obs et au Monde avoir bénéficié d’un prêt de Pierre-Edouard Stérin pour sa campagne des élections régionales, par l’entremise de Stéphane Ravier. Confronté à l’absence de mention du milliardaire sur le virement, il explique désormais l’avoir déduit des liens existants entre le sénateur et l’entrepreneur. Thierry Mariani est convoqué jeudi 17 juillet, à Nanterre, par les enquêteurs qui souhaitent recueillir ses explications sur ce prêt, selon lui « comme simple témoin ».
Abdelhak El Idrissi et Clément Guillou