"Le matraquage effectué par la chaîne autour de la sortie de ce livre, la véhémence et la virulence des propos, leur caractère parfois outrageant, l’absence totale de mesure et de contre-point de vue sur un sujet aussi brûlant contrevient à tous les principes les plus élémentaires du journalisme et aux obligations légales de la chaîne. Pire, cette campagne de dénigrement a sans aucun doute participé à initier et à alimenter la vague de haine en ligne contre les journalistes qui ont enquêté sur cette affaire. De telles dérives ne sont pas simplement dangereuses pour l’information, elles contribuent directement à mettre en danger les journalistes eux-mêmes.”
Du dénigrement à l'antenne à la haine en ligne
Si cette vague de haine s’est principalement exprimée en ligne, souvent de manière anonyme, son déclenchement coïncide étroitement avec la couverture publique, assumée, abondante et complètement à charge effectuée par CNews autour de la sortie du livre. Le 17 mars, le sujet est quasiment inexistant sur X (ex-Twitter) malgré une première interview des auteurs diffusée le matin même sur France Inter. Dans la soirée, à partir de 20h18, CNews consacre sa première longue séquence au livre.
L’un des présentateurs de la chaîne Pascal Praud décrit la sortie de cette enquête comme une tentative de "réécrire Crépol", qualifiant le récit des auteurs de "honteux" et les accusant de proférer des "mensonges". D’emblée, le ton est donné et l’effet est immédiat : une première série de tweets hostiles apparaît à partir de 20 h 25.
Sur le plateau de L’Heure des pros 2, des invités à l’unisson participent à la cabale. Geoffroy Lejeune, directeur du Journal du Dimanche (JDD), un média lui aussi propriété de Vincent Bolloré, tente de discréditer Jean-Michel Décugis, désigné comme un de ces "enquêteurs en carton", arguant qu’il faisait partie des journalistes à avoir annoncé l'arrestation de Xavier Dupont de Ligonnès, assassin présumé et fugitif qui n’a jamais été retrouvé. "Vous avez la fiabilité du bonhomme", lâche-t-il. Le scénario se répète quasiment à l’identique dès l’émission suivante, au cours de la même soirée.
Dans 100 % Politique animée par Gauthier Le Bret, le présentateur et ses invités rabâchent les mêmes accusations sans aucune mesure ni contradiction. Jules Torres, lui aussi journaliste au JDD, utilisera même le terme de "machettes", sans rapport avec les couteaux que portaient effectivement certains jeunes. Un autre invité, le journaliste de Sud Radio André Bercoff, qualifie les journalistes de "marchands d’excuses", estimant que leur livre chercherait à défendre les agresseurs présumés.
En ligne, la vague de haine s’amplifie simultanément. Lors de cette soirée, au moins 486 tweets hostiles envers les auteurs sont recensés par RSF, alors qu’il n’y en avait eu que deux au cours des cinq jours précédents et qu'ils avaient été publiés de façon isolée. Les accusations de “réécriture de l’histoire” et les tentatives de mise en cause du professionnalisme de l’un des journalistes y sont largement reprises. Nombre de publications s’appuient sur le narratif de CNews ou des extraits de la chaîne. Certains de ces posts peuvent être qualifiés de délits de harcèlement, de menaces de mort et d’incitation à la commission de crimes et délits.
Dans les jours qui suivent, l’acharnement de CNews ne faiblit pas. La chaîne étrille l’ouvrage, ses auteurs et leur version des faits dans au moins 27 émissions jusqu'au 24 mars. Un lynchage sérialisé sur une semaine. Aucune autre chaîne d’information ne va traiter ce sujet avec une telle récurrence et autant d’acharnement. Dans sa saisine à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), RSF détaille 46 passages outrageants et 13 extraits d’accusations sans qu'aucune contradiction ou nuance ne vienne tempérer la présentation de cette actualité.
La haine en ligne suit la même dynamique. RSF a recensé plusieurs milliers de tweets jusqu’au 31 mars 2025, dont plus de 500 font explicitement référence à CNews ou reprennent des extraits de ses émissions. Un passage de l’émission 100 % politique du 28 mars est particulièrement relayé : son présentateur, Gauthier Le Bret, y exprime son "écœurement" face à des journalistes accusés de "minimiser ce qui s’est passé". Le post est accompagné d’une vingtaine de commentaires haineux, parfois racistes ou injurieux.
Une chaîne multirécidiviste
Sur le fond comme sur la forme, l’analyse exhaustive des émissions diffusées par CNews met en évidence de nombreux manquements : absence de traitement rigoureux et honnête sur les faits, refus de présenter les différentes thèses en présence concernant le meurtre du jeune homme, défaut de maîtrise de l'antenne face aux propos outrageants de certains invités.
Ainsi, l’idée d’un raid prémédité à caractère raciste, assimilé à un "francocide", est ressassée à de multiples reprises, alors que cette hypothèse n’est confirmée ni par les enquêteurs, ni par les journalistes ayant consulté le dossier. Toute nuance ou contradiction apportée par les intervenants est systématiquement disqualifiée comme une tentative de "réécriture de l’histoire". À l’inverse, les déclarations les plus controversées des invités à l’antenne ne suscitent aucune réaction corrective.
Comme lorsque Philippe de Villiers, figure de l’extrême droite française et intervenant régulier sur CNews, affirme que le meurtre de Thomas est la preuve "incontestable" d’une "conquête territoriale".
Face à cette présentation à sens unique d’un sujet aussi controversé, aucune parole n’est donnée ni au parquet, ni aux avocats de la défense, durant la période du 17 au 24 mars 2025 examinée par RSF. Les extraits d’interviews des auteurs du livre ne sont diffusés que pour être aussitôt moqués ou décrédibilisés, laissant le téléspectateur face à un discours verrouillé, sans contrepoint. Comble du cynisme, plusieurs intervenants indiqueront même ouvertement ne pas avoir lu le livre sans se priver pour autant de le clouer au pilori.
Le 21 mars, la chaîne aurait pu mettre fin à son traitement virulent et exclusivement à charge lorsque la maison d’édition Grasset d’une part, et l’association de la presse judiciaire d’autre part, ont dénoncé dans des communiqués les menaces de mort lancées sur les réseaux sociaux et les calomnies proférés contre les journalistes sur “certains médias”.
CNews a parfaitement conscience de ces alertes qui seront relayées à l’antenne mais la chaîne ne changera ni de tonalité ni de couverture.
Enfin, RSF insiste dans sa saisine sur le caractère multirécidiviste de la chaîne, déjà sanctionnée à huit reprises, dont deux mises en demeure pour des infractions similaires depuis 2021. En décembre 2023, au début de cette affaire de Crépol, le média propriété de Vincent Bolloré avait écopé d’un simple appel à la vigilance après un éditorial de Pascal Praud aux accents complotistes dans lequel il accusait déjà le "système" de vouloir "réécrire l’histoire".
CNews a également été condamnée à plusieurs reprises pour absence de maîtrise de l’antenne, lorsque des propos ouvertement racistes ont été tenus sans être repris ni condamnés. Ce fut le cas avec Éric Zemmour, autre figure de l’extrême droite française et ancien chroniqueur régulier de la chaîne, dont les propos assimilant les mineurs isolés étrangers à des "voleurs", des "violeurs" et des "assassins" avaient valu au média une amende de 200 000 euros en 2021. Plus récemment, en 2024, Geoffroy Lejeune a conduit CNews à une nouvelle sanction, de 50 000 euros, après avoir imputé l’antisémitisme et la surpopulation carcérale à "l’immigration arabo-musulmane".
Contactée, CNews n’a pas donné suite à nos sollicitations.
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Ceux qui mettent des cibles sur le dos des journalistes sont bel et bien les intervenants de CNews, qui se nourrissent de la rancœur citoyenne et transforment cette chaîne en véritable média de la haine. Le problème échappe aux excès de quelques intervenants et animateurs et tient du système, tant les manquements sont nombreux et répétés. Un an après la décision du Conseil d’État du 13 février 2024, rien n’a changé : force est de reconnaître que le contrôle de l’Arcom n’a pas été renforcé et que l’éditeur en question a persisté dans des pratiques contraires aux valeurs du journalisme, rappelant les campagnes de presse du XIXe siècle. CNews ayant déjà été sanctionnée à de multiples reprises pour des faits de même nature, nous appelons l’Arcom à faire respecter la loi en faisant preuve de plus de fermeté."
Thibaut Bruttin
Directeur général de Reporters sans frontières
Reporters sans frontières a saisi formellement le régulateur de l’audiovisuel, l’Arcom, en lui demandant de prendre des sanctions du fait de manquements aux principes d’honnêteté dans le traitement des procédures judiciaires en cours, d’honnêteté dans le traitement des questions prêtant à controverse, d’honnêteté et d’obligation de rigueur dans la présentation du traitement de l’information et de défaut de maîtrise de l’antenne.
Publié le 01.10.2025
https://rsf.org/fr/affaire-cr%C3%A9pol- ... it-l-arcom