Quand on est non-blanche, en France, aujourd’hui, doit-on systématiquement préciser qu’on est bien française, née en France, et en l’occurrence à Montreuil en ce qui concerne la metteuse en scène, actrice, performeuse Rébecca Chaillon ? La tout juste quadragénaire a dû déposer plainte après avoir reçu quantité de messages racistes, sexistes, grossophobes, faisant même l’apologie de l’esclavage, lui demandant de «rester dans la savane avec un pagne» ou «d’aller faire son spectacle dans son pays». Des messages qui la traitent de «truie», de «singe», de «guenon», et qui commentent : «Elle a dû oublier que mon grand-père fouettait le sien sur un champ de coton.»
Quand on est juive, aujourd’hui, en France, et qu’on travaille avec des actrices et une metteure en scène non blanches, peut-on être victime d’un cyberharcèlement antisémite faisant parfois même l’apologie de l’extermination : «Où sont les trains pour la Pologne ?» Ou encore : «On peut facilement deviner de quelle communauté religieuse est sortie Mara Teboul.» Ce flot d’horreurs racistes et antisémites est arrivé via les réseaux à Mara Teboul, fondatrice et directrice du bureau de production l’Œil écoute, dont la plainte est conjointe à celle de Rébecca Chaillon, représentée lors des audiences qui se sont tenues au tribunal de Paris, le 22 et 23 octobre par leur avocat commun, maître Raphaël Kempf.
Quelques noms d’extrême droite très influents
Rébecca Chaillon a grandi à Beauvais et en Picardie, elle travaille depuis ses 19 ans. Elle est autrice d’une vingtaine de pièces et performances qui toutes, d’une manière ou d’une autre, déconstruisent les stéréotypes racistes et sexistes. Son travail d’autrice queer et féministe n’est jamais délié de questionnements et pratiques sociaux. Elle intervient dans des écoles de théâtre, promulgue des stages, est programmée dans toute la France dans le vaste réseau des scènes nationales et centres dramatiques nationaux. Elle est souvent nue sur le plateau, d’une nudité franche et pourtant très habillée, parée par toutes sortes d’ingrédients : maquillage, nourriture, éléments de décor, ou même papiers peints.
Sa vie d’artiste était archi pleine et plutôt joyeuse mais le coup de projecteur que fut la programmation dans le in d’Avignon en 2023 puis à l’automne 2023 à l’Odéon de son spectacle Carte noire nommée désir a provoqué une vague haineuse et raciste. Il a suffi que quelques noms d’extrême droite, très influents sur les réseaux s’en mêlent, dont l’ancien député RN Gilbert Collard et Eric Zemmour, pour que toute une fachosphère se déchaîne. Rappelons que sans avoir vu la pièce, Eric Zemmour décelait à travers une photo du spectacle où l’on voit des poupons en plastique embrochés sur un balai, la volonté de «génocider les blancs».
L’angoisse d’ouvrir son ordinateur
Mercredi après-midi, Rébecca Chaillon s’avançait à la barre, toute de noire vêtue, et les lèvres bleues, c’est sa signature. Voix lasse et claire, elle explique simplement les effets du flot de messages reçus aussi bien sur ses comptes privés que publics, les troubles du sommeil, l’angoisse d’ouvrir son ordinateur et d’y trouver de nouveaux posts, l’annulation de la pièce pour une date qu’elle ne pouvait pas assurer, la claustration pendant l’été qui a suivi le Festival d’Avignon. Elle ajoute : «J’ai aussi reçu des soutiens du public et de mes proches mais ça n’a pas suffi, les effets sont toujours là et sont réactivés en entendant la violence qu’on m’adresse : le flot d’amalgames qu’on perçoit en voyant mon corps.». Elle n’a plus réussi à créer de spectacle depuis deux ans, elle nous dira après l’audience lors d’une rencontre au Carreau du temple, qui lui offre carte blanche (1), combien «quelque chose a été cassé», sa «créativité abîmée». Elle relate la genèse de Carte noire, commencé en 2014, son idée de départ : être nombreuses sur scène «pour représenter les variétés d’altérité, contrarier l’image unique de la femme noire» dans laquelle elle a souvent été exposée. Carte noire, qui procède par tableaux, n’est en rien documentaire. «C’est un spectacle qui met en scène la question du point de vue. Quelles sont les projections sur nos corps ?» expliquait-elle à la barre, devant les prévenus et leurs avocats qui n’ont pas vu la pièce, jouée pourtant 106 fois, en France, en Belgique, en Allemagne, au Quebec.
Rébecca Chaillon a relaté le dispositif particulier mis en place après les agressions, les séquelles sur une actrice du specacle qui a dû quitter le projet, le recours à une médiatrice pour accompagner la tournée, la sécurité renforcée dans les théâtres, et l’invention de codes secrets pour pouvoir communiquer entre actrices, si elles décelaient un danger pendant qu’elles jouaient, tant prégnante est la peur d’être agressées sur scène : «Je joue pour une communauté resserrée qui est celle de la salle et tout d’un coup je bascule dans CNews.» dit-elle comme pour résumer l’effarement d’une époque sans filtre et désormais très tranquillement marquée à l’extrême droite.
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