Pourtant, le jeudi 6 novembre, le président du parti d’extrême droite persiste et signe sur BFM, allant jusqu’à affirmer que «le voile n’est pas souhaitable dans la société française». En répétant à l’envi à l’antenne que «le voile est l’affirmation d’un projet politique» ou encore qu’il faut «étendre son interdiction», Jordan Bardella fait donc preuve d’une certaine constance, qui a, à tout le moins, le mérite de révéler, derrière une façade de «fermeté républicaine», une conception profondément illibérale de la société.
La démocratie libérale repose sur un principe simple : l’Etat n’a pas pour rôle de dicter les convictions, mais de garantir à chacun la liberté de les exprimer dans les limites de la loi. Or, en affirmant qu’il «n’est pas souhaitable» que des femmes portent le voile, Jordan Bardella inverse cette logique, s’arrogeant le droit de redéfinir les contours du souhaitable à l’aune des valeurs du RN. Une société libre consiste bien dans le devoir de l’Etat de protéger les droits politiques de la société civile, non dans le droit pour l’Etat de les restreindre à volonté.
C’est une inversion grave entre la puissance publique et la société civile qui augure un arbitraire toujours croissant dans la capacité de l’administration à indexer le permis et l’interdit. Déclarer que le voile ne serait «plus un signe religieux, mais un projet politique» revient à instituer une présomption de culpabilité des citoyens et citoyennes. Selon cette logique, une femme voilée ne témoigne plus d’une foi, mais d’une allégeance politique. Selon cette logique encore, on cesse de voir en elle une citoyenne libre.
Paternalisme religieux
Or, les femmes musulmanes, tout comme toute personne qui choisit de se couvrir les cheveux en partie ou en totalité pour des raisons religieuses, sont des adultes responsables, pas des pupilles de la République sur qui pourrait peser la tutelle de monsieur Bardella. Je tiens à le dire : je soutiens ardemment les femmes qui souhaitent retirer leurs voiles dans tous les pays et les cultures où il leur est prohibé de le faire – ce combat-là est juste, noble, essentiel. Mais, dans un contexte libéral, le port du voile ne saurait recouvrir la même signification. En régime islamique, il est la marque d’un pouvoir régissant les corps et les consciences au service d’un projet autoritaire. Une différence lourde de sens.
Ne risquons-nous pas de tomber dans une dynamique illibérale en l’interdisant à celles qui, pour le coup, font le choix éclairé de le porter ? Ainsi, on répond à un paternalisme religieux possible (parfois réel, et dont il ne faut pas mésestimer la nuisance) par un paternalisme d’Etat certain.
Or la liberté authentique n’est pas celle dont Jordan Bardella pourrait arbitrairement définir les paramètres, mais celle qui respecte les choix, les croyances et les pratiques de chacune et de chacun.
Protéger les minorités
On se demandera peut-être pourquoi je choisis de prendre la parole sur ce sujet qui, apparemment, ne me concerne pas au premier chef – puisque, pour reprendre les mots de Jordan Bardella, mon turban ne renvoie pas symboliquement à l’islam politique. A l’en croire, les femmes juives qui, comme moi, portent une perruque, un foulard noué sur la tête, un béret ou un chapeau, se faisant ainsi plus discrètes, seraient exemptées de cette interdiction. La belle affaire !
En réalité, ce qui est en cause n’est pas un simple bout de tissu. C’est la capacité de la démocratie à protéger ses minorités. Et de fait, juifs et musulmans, trop souvent présentés comme frères ennemis, ont en commun leur statut minoritaire en France. Ils ne savent que trop bien jusqu’où peut mener la logique de l’exclusion au nom d’un «projet politique caché».
C’est ignorer encore que les dynamiques liberticides fonctionnent sur un principe d’inertie :
ce qui sera interdit demain à une catégorie de la population sera certainement étendu à d’autres.
Alors oui, aujourd’hui, on prétend que «deux tiers des Français» veulent interdire le voile. Mais les libertés publiques ne se mesurent pas à la pression des sondages : elles doivent nous défendre contre les passions majoritaires. Préserver les droits des minorités, même si l’on peut désapprouver leur culture et leurs choix religieux.
Je voudrais dire à Jordan Bardella que la démocratie n’est pas le règne de la majorité sur les consciences – c’est la protection de chacun contre l’arbitraire, y compris celui d’un gouvernement d’extrême droite qui prétend pouvoir édicter ce qui rendra les femmes libres.
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