Deuxième type de format : des « documentaires » réalisés « sur le terrain » fournissaient les images qui portaient opportunément les thématiques de la campagne Zemmour, comme le prétendu « grand remplacement », l’insécurité, les cités, les éoliennes qui défigurent le paysage, etc. À l’ère de l’importance des images dans la fabrique des imaginaires collectifs, la conviction de Livre Noir était simple : c’est par sa capacité à imposer le regard qu’elle porte sur le monde que l’extrême droite remportera la bataille culturelle. Quitte à franchir toutes les lignes rouges : au moment où Poutine envahissait l’Ukraine, Livre Noir se précipitait sur-place pour proposer une contre-grille de lecture, en insistant sur le risque migratoire, en diffusant des images de soldats russes tués par l’armée ukrainienne, en affirmant que la guerre était exagérée par les médias et en évoquant même une possible « manipulation de la part du gouvernement ukrainien »…
En septembre 2023, plus d’un an après la campagne présidentielle, des enquêtes de l’Express et du journal Le Monde donnaient des nouvelles peu reluisantes de Livre Noir : management toxique et désordonné, pressions psychologiques, menaces, chantages affectifs, etc. Une bonne partie des salariés du média avait quitté le navire, à commencer par les deux autres cofondateurs, François-Louis de Voyer et Swann Polydor, qui porteront finalement plainte contre Erik Tegnér pour abus de bien social et abus de pouvoir. Pour ma part j’en étais resté là : la percée éphémère d’un « média-Overton » au service d’une campagne Zemmour qui avait finalement connu le même échec.
C’était gravement sous-estimer la capacité de rebond de l’extrême droite. Ce premier échec accéléra sa mue : à la rentrée 2023, le site se déclinera en un magazine de 160 pages, d’abord baptisé Livre Noir magazine. Tiré à 30 000 exemplaires, le trimestriel investit alors près de 5 000 kiosques en France et à l’étranger, avec une mission : participer au « rééquilibrage de l’espace médiatique ». Sa ligne ? Clairement affichée : identitaire et anti-immigration. Son offre ? « Des enquêtes, des entretiens et des analyses sur des thématiques clivantes et non traitées par les médias mainstream. »
Le 11 juin 2024, deux jours seulement après l’annonce de la dissolution d’Emmanuel Macron, Livre Noir change son nom de site et de magazine pour devenir Frontières. Dans un éditorial, le directeur de la publication, Erik Tegnér, promet un « changement radical », justifié par la perspective d’une victoire du « camp national et patriote » à laquelle il entend « prendre pleinement sa part » en menant le « combat informationnel » pendant les législatives. Depuis, son influence ne cesse de grandir. Le média compte aujourd’hui 432 000 abonnés sur YouTube, et peut s’appuyer, en plus de son magazine trimestriel, sur une application mobile, sur une matinale quotidienne en ligne et sur la présence régulière de son fondateur sur les antennes de CNews, de Sud Radio et dans les différentes émissions radio et télé de Cyril Hanouna. La comète Livre Noir, que j’avais hâtivement déclaré « astre mort », rayonne désormais, sous le nouveau nom de Frontières, au centre de la galaxie d’extrême droite. Il était temps d’y intéresser de près.
Entre septembre 2023 et février 2024, six numéros (trois encore titrés Livre Noir et trois titrés Frontières) et un hors-série de Frontières ont été diffusés en kiosque. Au total, ce sont plus de 1000 pages que j’ai lues attentivement, pour tenter de cerner au plus près la vision du monde et les pratiques de ce magazine.
Un « magazine à thèse »
En littérature, on connaît le roman à thèse. Dans ce genre littéraire, l’intrigue et les personnages servent à démontrer la vérité d’une doctrine politique, philosophique ou religieuse. « Genre honnis de tous », dixit Alain Robbe-Grillet, on considère souvent que le roman à thèse produit des œuvres trop proches de la propagande pour être artistiquement valables. Dans Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, la théoricienne de la littérature Susan Rubin Suleiman a étudié des romans comme Les Déracinés de Maurice Barrès, La Conspiration de Paul Nizan ou L’Étape de Paul Bourget pour en distinguer les principaux traits caractéristiques. Elle conclut qu’il s’agit d’un genre « foncièrement autoritaire » : en affirmant sans ambiguïté « des vérités, des valeurs absolues », le roman à thèse limite les possibilités d’interprétation. En visant « le sens unique, la clôture absolue », il a pour effet d’infantiliser et même d’assujettir le lecteur à une grille de lecture surplombante, qui prétend s’imposer d’elle-même.
Les similitudes sont telles qu’on pourrait qualifier Frontières de « magazine à thèse ». Par son désir de « prouver » quelque chose, Frontières manque de fidélité au réel. Au lieu de reposer sur une observation impartiale de la réalité, le magazine en donne une image déformée, construite en vue d’une démonstration conçue par avance. C’est la grande différence avec le fait de tenir une ligne éditoriale, propre à tout organe de presse, aussi militant soit-il : une ligne éditoriale est une lecture d’un ensemble d’éléments factuels, une lecture qui se sait située, qui se veut argumentée, et qui reste soumise à discussion. Le magazine à thèse, lui, cherche à plier le réel sous le poids d’une thèse établie au préalable.
Pourtant, Frontières se définit comme le « premier média d’enquête de droite », promettant « la certitude d’être bien informé » et proclame sa « passion pour la vérité ». Le magazine va même jusqu’à prétendre vouloir être pour la sphère réactionnaire ce que Mediapart représente pour la sphère progressiste : « À Livre Noir, lit-on dans le troisième numéro, nous n’avons jamais caché ni notre respect ni notre inspiration pour ce média libre. C’est donc à la fois dans son sillage et à contre-courant que notre magazine d’enquête se place. » Le hic, c’est que si la réputation du pôle « Enquêtes » de Médiapart n’est plus à prouver, avec des journalistes rompus au travail rigoureux de vérifications, de croisement des sources et de respect du contradictoire, Frontières, en comparaison, fait pâle figure. « Pour soutenir la thèse, il faut truquer les personnages et les situations, et forcer, partialiser l’observation » écrivait Susan Rubin Suleiman à propos des Déracinés. C’est exactement ce sentiment qui étreint à la lecture des reportages. Prenons quelques exemples concrets dans les différents numéros du magazine.
Dans le premier numéro, paru en septembre 2023 et intégralement consacré à l’immigration, les émeutes urbaines sont unilatéralement qualifiées d’ « émeutes raciales ». Dans un entretien, Ivan Rioufol parle de « guérillas menées majoritairement par des jeunes barbares, issus pour la plupart de la contre-société islamisée ». Or, dans le même numéro, le magazine publie les résultats exclusifs d’un sondage commandé à l’Ifop. Mais de ce sondage, le magazine ne retient que le supposé « effacement du clivage gauche-droite sur les questions du coût de l’immigration » et passe sous silence les facteurs explicatifs des émeutes survenues en France après la mort du jeune Nahel établis par l’Ifop. Et pour cause : à l’opposé de leur grille de lecture, les Français interrogés n’attribuaient pas les émeutes à une « guerre des races » mais, dans l’ordre : à « la présence de bandes organisées et le trafic de drogue » (41%), à « la démission des parents » (39%) et aux « tensions entre les jeunes et la police » (37%), loin devant « la présence d’un nombre important d’immigrés dans ces villes ou quartiers » (22%).
Pour obtenir les résultats du sondage qui invalident l’explication des émeutes promue par Frontières dans ce numéro, le lecteur doit donc aller les chercher lui-même sur le site de l’Ifop : dans le magazine, ils sont tout simplement passés sous silence. C’est bien connu : en politique, un sondage, on ne s’en sert que lorsqu’il va dans la bonne direction. En revanche, dans un média, un vrai, on ne trie pas les résultats en fonction de ce qui arrange les journalistes. C’est un grave manquement aux obligations déontologiques de véracité, de loyauté et d’objectivité.
Un autre exemple troublant rapproche davantage Frontières des pratiques de Vladislav Surkov, le « mage du Kremlin » décrit dans le roman de Giuliano da Empoli, que de celles d’un véritable média d’investigation : ses journalistes n’hésitent pas à créer eux-mêmes le trouble pour pouvoir, ensuite, l’instrumentaliser politiquement. Ainsi de Jordan Florentin à l’automne 2021, alors « rédacteur en chef du service politique de Livre Noir », qui n'a pas hésité à accuser l’humoriste Yassine Belattar de l’avoir « séquestré » dans son théâtre à l’issue de son spectacle.
L’affaire fait grand bruit dans la fachosphère : invité sur CNews et C8, Jordan Florentin crie au scandale, Éric Zemmour renchérit et qualifie Belattar de « racaille [qui] se croit tout permis ». Sauf que, comme l’a parfaitement montré une enquête du journal Le Monde, il s’agissait en réalité d’une manœuvre : Jordan Florentin s’était présenté incognito au spectacle de l’humoriste, muni d’un pass sanitaire au nom d’Adolf Hitler (!), avec l’intention de réaliser un reportage sur l’humoriste et avait commencé, caméra en main, à demander à différentes personnes sur le trottoir : « Pensez-vous que Belattar est islamo-gauchiste ? » Comparse de Belattar, l’humoriste Thomas Barbazan dénoncera des méthodes trumpistes : « créer des fakes et se victimiser pour montrer que les immigrés sont des sauvages ». Du Kremlin à Mar-a-Lago en passant par les Côtes-d’Armor, où est implanté le siège social de Frontières, même combat : le réel n’est qu’une matière qui attend d’être remodelée.
La couverture du troisième numéro de Frontières, publié le 10 avril 2024, annonce la couleur : « Infiltrée au cœur de l’extrême gauche ». Pendant plusieurs semaines, une journaliste du magazine s’est « infiltrée » – disons plutôt : « rapprochée » – de plusieurs collectifs ou associations marqués à gauche : les Soulèvements de la Terre, Dernière Rénovation, le collectif Sans-Papiers, le collectif Urgence Palestine, la maison des solidarités LGBT ou encore la ZAD de l’A69. Là encore, la méthode fait douter du professionnalisme de ces « journalistes » : quiconque a déjà lu le récit d’une véritable infiltration sait qu’on ne peut pas sérieusement en mener une demi-douzaine en parallèle.Les raisons d’être suspicieux se renforcent lorsqu’on lit, dans le même numéro, que les équipes de Frontières annoncent s’être « infiltrés » au sein de Mediapart… après s’être simplement rendues à une journée porte-ouverte du journal. Le prix Pulitzer attendra.
En fait, ce numéro illustre parfaitement la pratique de « l’enquête » d’un magazine à thèse : la « journaliste » du « pôle investigation », Pauline Condomines, se rend sur-place dans l’optique de collecter le plus d’éléments à charge possibles contre « l’extrême gauche », condamnable par essence et par avance.
Pourtant, dans le cas d’espèce, la récolte est si maigre qu’elle se trouve obligée de meubler avec des détails ridiculement insignifiants : « Je mange un plat végétarien peu appétissant », se lamente-t-elle, avant de noter « l’absence manifeste de tout goût vestimentaire » dans un autre collectif , et de détailler abondamment : « aux traditionnels T-shirts larges-shorts-collants-Birkenstock succèdent des tenues plus absurdes les unes que les autres, mélangeant audacieusement le rose délavé avec le marron, des hauts féminins percés de grands trous, et des paires de chaussures souvent aussi usées que laides »… doux Jésus ! Au final, les révélations sont terriblement creuses, et nous en apprennent finalement davantage sur celle qui tient la plume: « Tout semble fait pour que nous nous décidions à nous engager » s’exclame-t-elle benoitement, avant de s’indigner que « la Nupes collabore avec le groupe d’éco-activistes Dernière Rénovation », une association engagée pour … la rénovation thermique des bâtiments. Ah, ces dangereux gauchistes !
N’est pas Fabrice Arfi qui veut… De fait, Frontières prend souvent l’allure d’un vulgaire journal étudiant, tant les articles font assaut d’amateurisme. Passent encore les fautes de frappe (« les élections européennes de 2027 ») ou les problèmes esthétiques (tailles de police différentes d’une colonne à l’autre) : ce qui ne manque pas de surprendre, c’est le gouffre entre la séniorité des interviewés et l’inexpérience des intervieweurs. Face à Zemmour, les apprentis journalistes politiques décrivent un homme « reposé par ses vacances » et qui entretient « une relation touchante à la littérature ». À la veille de la Convention nationale républicaine, à Milwaukee (Wisconsin), qui adoubera Trump comme candidat officiel du parti Républicain, le pseudo-reporter de Frontières confesse : « difficile de trouver le sommeil tandis que nous nous apprêtons à toucher l’Histoire du bout des doigts ». Alors que Donald Trump se trouve à « deux ou trois mètres de distance seulement de notre caméra », l’émotion est palpable : « les mains tremblent, mais hors de question de tergiverser ». C’est beau comme le rapport de stage d’un collégien trop émotif. Évidemment, l’important est de donner l’impression que les petits jouent dans la cour des grands, et peu importe qu’ils soient ridiculement amateurs : de toute façon, leurs « reportages », « enquêtes » et autres « entretiens politiques » seront repris dans les médias de la galaxie Bolloré. Ce qui ne cesse d’interroger sur le sérieux de l’ensemble de cet écosystème.
Le quatrième numéro, titré « La haine du blanc » et diffusé le 17 juillet 2024, illustre une des pratiques favorites de Frontières : l’analogie trompeuse. Pour convaincre d’un prétendu racisme antiblanc qui sévirait dans l’Hexagone, l’une des vieilles rengaines de l’extrême droite portée par feu Jean-Marie Le Pen, Erik Tegnér s’est fendu d’un reportage de plus de trois semaines en… Afrique du Sud. Un dépaysement pour mieux comprendre « ce que tant de médias et responsables politiques semblent chercher à nous cacher », à savoir : « l’apartheid existe toujours bel et bien, mais dans l’autre sens ». D’où le titre de son édito, sous la forme d’une exhortation : « sauver la minorité blanche. » Qu’importe les différences historiques, culturelles et politiques évidentes entre la France et l’Afrique du Sud, et le fait, au fond, que cette analogie n’ait aucun sens, Frontières n'hésite pas à faire un parallèle entre le quotidien (tragique) des Afrikaners vivant dans l’immense bidonville de Munsieville, et les « Français de souche » vivant dans les campagnes hexagonales :
À l’image de ce qui a pu se passer à Crépol ou avec Lola, il y a les bonnes et les mauvaises victimes. Si vous êtes blanc, vous ne pouvez être victime de racisme. Aucune organisation internationale ne saisira l’ONU pour vous défendre. Aucun média ne vous tendra le micro. Car vous le méritez bien, dans le fond.
Les citations récoltées sur le terrain sont presque trop belles pour être vraies : elles collent si parfaitement à ce que Frontières était allé chercher qu’elles interrogent sur l’utilité d’un si long voyage. Très opportunément, un de ses interlocuteurs lâche ainsi : « Ce qui nous arrive ici, c’est votre futur ». Un autre : « La leçon pour vous, Français, ici, c’est de voir ce qu’un peuple subit lorsqu’il devient minoritaire ». Paul Bourget disait que, pour convaincre, le roman à thèse devait « donner un coup de pouce au réel » : jusqu’où Erik Tegnér est-il allé pour donner un coup de pouce à ses verbatims ?
Un rôle de plateforme pour l’extrême droite contemporaine
On l’aura compris, ce n’est pas de journalisme dont il est question chez Frontières. La déontologie journalistique minimale l’empêcherait de faire tout ce qu’il se permet : cacher les résultats d’un sondage qui ne vont pas dans le sens de ses thèses ; créer un incident pour l’instrumentaliser politiquement ; promouvoir explicitement la journée d’étude d’un parti politique (celui de Marion Maréchal) ; accueillir dans ses pages publicité une lettre parlementaire de Nicolas Bay (eurodéputé du groupe ECR) et une affiche de Sarah Knafo ; encourager une campagne de harcèlement numérique à l’encontre d’une journaliste du Monde, qui a eu le malheur de faire son travail en se rendant aux obsèques de Jean-Marie Le Pen ; ou encore, exhumer les tweets de la grande sœur de Louise, cette jeune fille de onze ans qui venait d’être assassinée dans l’Essonne, la livrant à un cyberharcèlement d’ampleur, sous prétexte que celle-ci serait une militante de gauche pro-émigration – la plaçant de fait comme une sorte de complice de l’assassin de sa sœur, décrit par Frontières comme « un homme de type nord-africain », ce qui s’est avéré totalement faux. Dernière action d’agit-prop en date : le magazine Challenges a révélé que des journalistes de Frontières s’étaient introduits dans les locaux de l’Arcom, fin janvier, pour protester contre le non-renouvellement de la fréquence de C8. Une tentative de déstabilisation qui a entrainé le dépôt d’une plainte.
Figure 5. Frontières : une déontologie journalistique problématique
L’essentiel est ailleurs. En réalité, Frontières est ce qu’on pourrait appeler un OPNI (Objet Politique Non Identifié), à la frontière du média, du think-tank, de l’agence de com’ et du parti politique. Il est d’ailleurs très révélateur que le magazine cite en termes élogieux des médias conservateurs alternatifs comme, Turning Point USA. Aux États-Unis, il aurait joué un rôle central dans la mobilisation des jeunes électeurs trumpistes : très actif sur les campus universitaires, le média n’hésitait pas à organiser des évènements et à s’ériger en fervent défenseur des valeurs républicaines. Un modèle qui n’a pas échappé aux yeux et aux oreilles de Frontières : « Turning Point USA ne se contente pas de commenter la politique : il la transforme en une guerre culturelle ». La référence est on ne peut plus explicite.
À l’échelle de l’extrême droite contemporaine, Frontières joue donc un important rôle de plateforme, à même d’œuvrer sur plusieurs fronts, parmi lesquels : défricher de nouvelles thématiques, mener le combat de la radicalité, et proposer des pistes de réflexion pour faire évoluer l’écosystème médiatique en sa faveur.
Un défricheur de nouvelles thématiques
C’est dans les pages « chroniques », laissées ouvertes à des personnalités extérieures à Frontières, que l’on voit poindre de nouveaux champs d’exploration politico-conceptuels pour l’extrême droite. Laurent Alexandre, figure controversée de l’intelligence artificielle, y clame ainsi : « Un nationaliste est nécessairement transhumaniste ». Regrettant que le camp nationaliste soit rempli de « techno-réactionnaires » (il cite Frédéric Poisson, Christine Boutin et les leaders de Sens Commun), le docteur explique que, dans un contexte où la « guerre des intelligences déterminera le rang des nations en 2050 », toute personne cherchant à lutter contre le déclin économique et politique de son pays devrait se prononcer en faveur de la « neuro-augmentation ».
L’argument clé est celui de la compétition cognitive : « Que deviendraient les bébés français du futur si on ne les augmente pas, pendant que les grandes puissances fabriqueraient des surdoués à la chaîne ? » Dans une autre chronique, le même Laurent Alexandre alerte contre « le Grand Remplacement Cognitif » qui menacerait notre société : alors que « l’homme n’est plus que la deuxième espèce la plus intelligente sur Terre », il prévoit un conflit entre intelligence artificielle (IA) et humanité parce que, estime-t-il, « nous n’avons jamais vu une espèce plus intelligente se laisser dominer par une espèce qui l’est moins ». Dans une troisième chronique, intitulée « La démocratie à l’heure de l’IA », il précise qu’une super IA aurait beaucoup de mal à respecter des humains qu’elle perçoit comme inférieurs – le QI moyen mondial par habitant est seulement de 86, rappelle-t-il : « Donnons-nous le droit de vote aux chimpanzés ? Pourquoi la super IA nous le donnerait durablement ? » D’où sa conclusion, à rebours de la doctrine de l’extrême droite actuelle : « Le principal enjeu sécuritaire est donc bien l’IA, et non l’immigration ». Un argumentaire techno-darwinien à même de nourrir l’argumentaire d’un… Jordan Bardella qui, il l’a répété à plusieurs reprises, s’est passionné pour ces enjeux.
Autre thématique que pousse à plein Frontières : l’écologie. Pour ceux de ses lecteurs qui s’en étonnerait, le magazine précise : « Il n’y a rien d’incompatible à lutter à la fois contre le Grand Remplacement et contre le Grand Réchauffement », reprenant là une formule d’Éric Zemmour utilisée pendant la dernière campagne présidentielle. Évidemment, l’écologie de Frontières n’est pas synonyme de réduction des émissions de CO2, ou de privations que promeuvent les « Khmers verts » et autres écolos enragés : ce serait pêcher là par « carbocentrisme », expliquent-ils, c’est-à-dire « limiter l’écologie à sa seule dimension carbonique ». Pour Frontières, le combat écologique à mener est tout autre : il s’agit avant tout de sauvegarder « l’environnement », sommairement défini comme « ce qui nous environne, ce qui est autour de nous dans notre quotidien ». En bon conservateur qui se respecte, c’est une nature-tradition qu’il s’agit de sauver de la disparition :
Nous sommes sensibles à cette nature, à cette beauté, et comment nous penser héritiers de milliers d’années d’histoire si nous détruisons le bien précieux qu’est la chevelure de la Gaume, la baie du Mont Saint-Michel aux calanques de Marseille, ou le cerf des Ardennes, le goupil tourangeau et l’aigle de Bonaparte ?
Dans une interview, l’essayiste Julien Rochedy se décrit comme un « écrivain de droite écologiste » et développe une simple application du principe réactionnaire à l’enjeu environnemental. Pour lui, « l’écologie pourrait fonctionner comme ferment de moralité à une époque où Dieu n’est hélas plus là pour la soutenir ». En tant que principe de responsabilité vis-à-vis du monde et sens des limites à nous imposer, « l’écologie pourrait devenir une sorte de sur-moi aristocratique dans notre rapport au monde ».
On notera que, dans leur liste des « onze manières d’être écolo tout en restant de droite », rien ne serait réellement efficace : ce n’est pas en se contentant d’« apprendre à travailler de ses mains » qu’on empêchera la disparition de « l’aigle de Bonaparte ». Aucune mention de la consommation de viande, de la pollution automobile ou des allers-retours en avion : en l’absence de tout ordre de grandeur, on en vient à douter qu’ils aient déjà entendu parler de la notion de « bilan carbone ». L’écologie de droite, à les lire, se résume donc simplement à la défense du « patrimoine millénaire français » naturel.
Figure 6. L'écologie conservatrice
Le combat de la radicalité
Prolongeant l’ADN de Livre Noir, Frontières est un authentique objet-Overton, cherchant à déplacer les seuils du dicible et de l’acceptable dans le débat public. Il le fait de deux manières : en innovant dans la radicalité, et en rendant le radical acceptable.
Du côté de l’innovation radicale, le hors-série du 30 janvier 2025 consacré à la recherche des « coupables de l’invasion migratoire » fait très fort. D’une part, il forge un nouveau concept, celui d’« État profond de l’immigration », désignant « ceux qui pilotent l’invasion migratoire de notre pays ». D’autre part, il n’hésite pas à faire une sorte de « liste de traitres », en réalisant une « cartographie française des prétoires les plus laxistes » et en listant nommément les avocats « les plus empressés à défendre les étrangers en situation irrégulière ».
La pratique est profondément inquiétante ; on s’étonne même qu’elle puisse être légale. Pour l’avoir dénoncée, l’avocate au barreau de Paris Julia Courvoisier explique dans une tribune pour Marianne avoir reçu des tombereaux d’insultes sur les réseaux sociaux, du type : « SS », « traitre à la nation », « ennemis de la France », etc. Sous couvert de vouloir « briser cet entre-soi de fonctionnaires formatés à une idéologie pro-migrants qui refuse de regarder la réalité en face », Frontières suscite un lynchage en règle d’une profession clé des démocraties libérales et place une cible sur certains avocats.
Figure 7. Liste des avocats
Rendre le radical acceptable, ensuite : Frontières y excelle. La technique est simple : il s’agit de faire rentrer un discours radical à l’intérieur d’un discours qui, lui, a pignon sur rue. C’est ainsi que les analyses de la société française défendues par Jérôme Fourquet, qui bénéficient d’une position centrale dans le débat public, sont très régulièrement citées, mais d’une façon à appuyer le combat culturel mené par Frontières. Son concept d’« archipel français », par exemple, est systématiquement intégré dans une acception ethnique : le magazine parle ainsi d’« une société fracturée entre différentes communautés ethniques dont l’avenir est incertain. Nous avons aujourd’hui des peuples « face-à-face » sur la même terre et qui ne partagent plus rien. »
Autre exemple avec la notion de « décivilisation », introduite par Jérôme Fourquet dans le débat public au printemps 2023 : l’essayiste se référait alors au « processus de civilisation » décrit par le sociologue Norbert Elias pour montrer comment, dans le quotidien des relations interpersonnelles, on assisterait aujourd’hui à une plus faible intériorisation des contraintes sociales, aboutissant à une explosion des incivilités et des « pétages de plombs ». Le magazine Frontières, lui, s’écarte de cette interprétation liant « décivilisation » et « incivilités », et le réinterprète dans sa version d’extrême droite, celle d’un Renaud Camus, estimant, lors d’une interview réalisée avec Jérôme Fourquet le 14 janvier 2024, que « le facteur immigration aujourd’hui est un facteur différenciant de décivilisation ».
Une réflexion sur les évolutions à mener dans l’écosystème médiatique
Le quatrième numéro de Frontières, publié le 17 juillet 2024, intervient au lendemain des législatives de 2024. Dans son édito (« Faites mieux ! »), Erik Tegnér ne cache pas sa déception : « Alors que l’euphorie d’un grand soir était espérée, écrit-il, c’est une gueule de bois électorale qui a frappé la droite. » N’hésitant pas à qualifier ce résultat de « défaite personnelle » pour Jordan Bardella, il parle d’une « campagne sans souffle », de « l’échec du plan Matignon » avec ses « dizaines d’erreurs de casting » ainsi que d’un « manque de consistance du projet ».
Un autre enseignement attire notre attention : « le pouvoir médiatique de la gauche est considérable ». Et de citer la force d’influence de la presse quotidienne régionale, dans laquelle la droite dure et l’extrême droite sont aujourd’hui absentes :
« Nous avons bien trop négligé le pouvoir de la presse quotidienne régionale. Tandis que nous nous satisfaisons à juste titre de nouveaux médias de droite, nous laissons la majorité de la PQR dominer l’espace médiatique et infuser dans chaque famille, chaque PMU, chaque association. Tandis que le JDD tire à 100 000 exemplaires le dimanche, Ouest-France dépasse les 800 000 tirages quotidiens … et on ne parle que d’un seul journal régional »
Trois mois plus tard, le cinquième numéro poursuit cette réflexion médiatique : « Ce pays de gauche qu’on ne comprend pas bien est d’abord maintenu en raison de cette presse. Un pays où ceux qui font encore barrage au RN lisent trois journaux : L’Équipe, Ouest-France et parfois Closer ». Le problème, c’est que « lancer un média local coûte une fortune. Aucun entrepreneur classique ne s’y risquerait ». Aucun, vraiment ? « Seul un milliardaire audacieux aux bases solides le pourrait ». Et voilà que Frontières incite un Vincent Bolloré à suivre les traces de Rupert Murdoch, propriétaire aussi bien du Wall Street Journal que du petit journal local l’Adelaide News. « Un marché existe, mais il est inoccupé » poursuit l’article, qui prend de plus en plus les allures d’une note de recommandation stratégique, avant de conclure : « La Bretagne vaut bien un journal ».
Dans le sixième numéro, le même Erik Tegnér achève sa réflexion dans un article intitulé, « La droite et les médias ». Si des médias comme Valeurs Actuelles et CNews ont œuvré à combler « l’important retard de la presse de droite », reconnaît-il, « nous sommes encore loin d’avoir l’influence de la presse de gauche ». En bon consultant, il liste ce qu’il faudrait améliorer et mettre en place à l’avenir.
D’abord, organiser une plus grande solidarité entre les différents médias « de droite » : « Alors que le moindre papier ou la moindre enquête du plus petit média de gauche est systématiquement relayé par Mediapart, Libération et même l’AFP, il faut se battre de notre côté pour obtenir le moindre relais d’un concurrent ». L’esprit de concurrence (médiatique) finirait-il donc par nuire à « la droite » ?
Ensuite, il prône une plus large coopération des différents titres réactionnaires autour de grandes enquêtes. Alors que Mediapart, Le Monde, Libération et la presse étrangère ont su organiser des consortiums de journalistes pour réaliser de grandes enquêtes, comme les Panama papers, « pourquoi sommes-nous incapables de le faire ? » Et de citer les thématiques qui nécessiteraient l’alliance de tous les acteurs médiatiques « de droite » : l’islamisme, l’aide aux migrants, la corruption dans les banlieues, le narcotrafic. « Tout est encore à faire » conclut-il.
Une matrice politique anti-républicaine
À l’étude, qualifier la ligne éditoriale de Frontières d’ « identitaire » est à la fois réducteur et trompeur : c’est fortement diluer sa radicalité politique. Du point de vue idéologique, Frontières est l’un de ces espaces où se recyclent aujourd’hui l’essentiel de la pensée des « maîtres de la contre-révolution » (Maistre, Bonald, Maurras) et où se forgent les nouveaux concepts de l’extrême droite contemporaine. Ce qui compte dans le combat politique, disait Maurras, c’est la « propagande imprimée ». Comparaison n’est pas raison, bien sûr.Mais comme on va le voir, on retrouve à l’intérieur des pages de Frontières la même critique implacable des principes de 1789, la même hantise de la décadence, le même attachement aux traditions, la même rhétorique guerrière contre l’Étranger, la même condamnation de l’« anti-France », la même aspiration au rétablissement violent de l’ordre.
Plongeons plus avant dans la matrice politique de Frontières. Je distinguerais trois éléments principaux, qui font de cette publication un authentique organe de propagande antirépublicaine.
Un violent rejet des Lumières
C’est systématique : dans ses éditos, ses interviews, ses reportages, tout concourt chez Frontières à un violent rejet de ce qui constitue la philosophie politique des Lumières. Commençons par le plus explicite. Dans un entretien délirant publié dans le sixième numéro, l’essayiste Laurent Obertone, auteur de La France Orange mécanique, explique que la démocratie « est la forme la plus aboutie de la tyrannie, dont la République n’est que le nom de scène ». « Par son cirque électoral conditionné, poursuit-il, la démocratie donne au citoyen l’illusion de contrôler le pouvoir », avant de parler d’un « fascisme domestique, qui appelle toujours plus de maître et toujours moins de soi ». La démocratie aurait enfanté une nouvelle espèce humaine, entièrement assujettie : homo domesticus. De façon très explicite, Laurent Obertone explique qu’ « on ne peut plus tout miser sur le jeu électoral, conçu pour nous posséder », qu’ « une victoire politique ne suffira jamais » et qu’il faudrait que « nos forces vives » cessent de « se contenter de subir et d’assister à leur perte sans montrer davantage les dents, sans chercher de nouvelles issues et lutter un peu plus âprement ». Le refus du cadre démocratique de la lutte politique est explicitement affirmé.
On peut multiplier les exemples, ébranlant un à un les piliers de la démocratie libérale. Les valeurs de la République ? « Éthérées » conclut un édito d’Alexandre de Galzain, qui explique dans le sixième numéro, sobrement titré « 2027 », avec Marine Le Pen et Jordan Bardella en couverture :
Universalisme, laïcité, humanité et fermeté, contrat social, esprit des Lumières : autant de mots ayant lentement, mais sûrement, poussé les pays occidentaux vers le déclin
Plutôt que de poursuivre « l’utopie moderniste jusqu’au déni », il appelle à suivre une voie nouvelle, qu’il nomme « identitarisme pacificateur ». C’est beau comme du Orwell. Dans le deuxième numéro, ce même Alexandre de Galzain s’en prenait à Voltaire : « dans son mauvais génie », écrit-il, ce dernier avait développé dans son Traité sur la tolérance « l’une des matrices de la République française d’aujourd’hui qui, dans toute sa naïveté, croit encore aux saintes Laïcité, Tolérance, Diversité et Ouverture ». « Triste panthéon séculier », concluait-il.
La critique radicale de Frontières s’attaque en réalité à tous les cadres de nos démocraties libérales. La Justice ? « Conceptuellement, elle existait avant les Tribunaux. Elle était tout simplement aux mains des citoyens » écrit dans une tribune Pierre-Marie Sève, directeur de l’Institut Justice, un think-tank « en guerre contre le laxisme judiciaire » : il explique que dès lors que le système judiciaire est « persuadé de détenir lui-même la source de son pouvoir, alors l’autodéfense n’est que la suite de l’histoire ». La notion de vivre-ensemble ? « Elle traduit déjà un phénomène de réalité séparatiste, explique dans un entretien Georges Fenech, ancien député UMP. Dire que l’on va vivre ensemble, c’est sous-entendre que l’on n’est pas les mêmes. Cela veut dire qu’il faut s’accommoder de l’autre et tolérer l’autre, alors que nous ne devrions faire qu’un seul peuple, une seule nation, une seule culture ».
Les journalistes ? Des médiocres au service du « camp du bien », explique Garen Shnorhokian, ancien candidat aux législatives pour le parti Reconquête !, dans un papier format « carte blanche », particulièrement acharné contre les journalistes qui couvrent l’extrême droite et qui seraient, selon lui, d’une hypocrisie sans nom. Racontant un pot tenu à Valeurs Actuelles, il décrit : « Ils se jettent sur les amuse-gueules et les coupes de champagne offerts par des politiciens qui les répugnent, tels des charognards affamés. La morale, oui, mais l’estomac d’abord ! » Dans cet univers profondément anti-libéral et anti-démocratique, l’animalisation des journalistes passe comme une lettre à la poste.
Contre les Barbares : une France pour deux peuples
La dénomination de « barbares », maintes fois utilisée par Maurras dans ses textes pour désigner ce qu’il appelait les « quatre États confédérés » (juifs, protestants, francs-maçons et « métèques »), est récurrente dans les articles de Frontières. On la retrouve abondamment lors des émeutes urbaines de l’été 2023, comme on l’a vu plus haut, mais aussi au lendemain de l’assassinat du jeune Thomas à Crépol, en novembre 2023. Une large part du deuxième numéro, paru le 8 décembre 2023, y est consacré. Le fait divers est qualifié de « razzia » : « comme à l’époque des Barbaresques, les incursions peuvent aujourd’hui frapper le fin fond des campagnes » y lit-on.
Dans un effet-loupe saisissant, Frontières instrumentalise cette tragédie pour illustrer leur thèse générale : celle de la coexistence conflictuelle de « deux peuples » sur une même terre, la France. D’un côté, il y aurait le peuple des « Français de souche », celui qui « habite les terres gauloises depuis des millénaires, qui vécut la défaite de Vercingétorix, le baptême de Clovis, la Guerre de Cent Ans, la construction de Versailles et l’épopée impériale ».
De l’autre, il y aurait un deuxième peuple, « venu par bateau ou par avion, principalement de l’autre côté de la Méditerranée. » Produit de l’immigration, il serait « artificiel : c’est un agrégat contre nature d’hommes et de femmes aux religions différentes, venus avec leurs mœurs et leurs rancœurs ». En croissance constance, ce deuxième peuple « contre-nature » donc étendrait « son emprise sur de nouvelles terres, les transformant en quartiers maghrébins, africains ou arabes ». Cette thèse des deux peuples, qui essentialise deux entités ethniquement circonscrites, s’oppose frontalement à la promesse révolutionnaire d’une « nation une et indivisible » composée d’individus. Dès lors, la politique commune fondée sur le principe de citoyenneté reconnu aux individus s’efface au profit d’une dichotomie entre des « vrais » et des « faux Français », ou sa variante des « Français de papier ».
Ces « Barbares » sont d’autant plus décriés qu’ils sont sans cesse pointés du doigt dans leur refus de s’intégrer à la société française, légitimant en retour le principe, pour les « vrais Français » de s’en prendre à eux. En reportage dans le quartier de la Monnaie (Romans-sur-Isère), où vivent les « assaillants » de Crépol, Érik Tegnér considère que, le problème, c’est que « ces jeunes sont aujourd’hui Français, leurs parents également, et [qu’]ils n’ont aucune envie de quitter notre territoire. »
À ce problème qu’il met en scène à longueur de pages, Frontières entend aussi proposer des solutions – radicales. Des solutions martiales sous-entendues aussi à longueur d’illustrations qui esthétisent comme rarement la violence. Les six numéros sont parsemés d’images, extrêmement bien léchées, de chaos, de violence, d’agressivité. Flammes, police, armée : la pulsion de mort est partout, tout le temps. Et « l’ennemi de l’intérieur », extrêmement bien identifié : il porte une barbe longue et un turban.
L’obsession de la guerre civile
Après avoir entériné l’idée d’une impossible cohabitation entre ces deux peuples qui se partagent le même territoire, Frontières va jusqu’au bout de sa logique : à force, estiment-ils, cette incompatibilité ne peut dégénérer qu’en un gigantesque affrontement généralisé, une guerre civile. Mais ce qui est frappant, et vraiment préoccupant, c’est que Frontières ne se contente pas de poser l’hypothèse, il l’investigue à fond. On découvre ainsi que, sur ce constat aujourd’hui consensuel de ce côté du spectre politique, plusieurs positions divergentes coexistent au sein de la sphère réactionnaire.
D’abord il y a ceux, nombreux, qui estiment que le point de non-retour est proche. Dans un édito de décembre 2023, Érik Tegnér estime que « lors des attentats de 2015, si cruels fussent-ils, la peur n’était pas généralisée. Les campagnes semblaient épargnées. Désormais, personne ne se sent plus à l’abri nulle part ». À l’inverse, on assisterait aujourd’hui à « une radicalisation progressive de la majorité des Français, qui en ont marre de subir la situation et de voir leurs politiques inactifs ». Prophète, il se risquait même à dater le point de non-retour : « Ce processus n’est pas encore terminé et il aboutira selon moi en 2024, durant la période des JO où pointe déjà un fort risque d’insécurité ».
Plutôt que sa datation, les débats internes à Frontières concernent plutôt les modalités de ce basculement. Certains le posent en termes probabilistes. Laurent Obertone, encore lui, présente trois scénarios ; non sans laisser – précise-t-il – 10% d’inconnue :
- Scénario 1 (30% de probabilité) : le pourrissement. C’est-à-dire, un prolongement des courbes et des tendances actuelles. Ce scénario est décrit comme un « suicide lent » avec un État « à la fois corrompu et corrupteur » qui se bornerait à une simple « gestion du merdier », cherchant à « ralentir la chute plutôt qu’à l’enrayer ».
- Scénario 2 (30% de probabilité) : l’effondrement. En raison d’un élément déclencheur (crise énergétique, krach économique, explosion sociale, embrasement des banlieues), l’État se voit dépassé, débordé par le réel – « Imaginez des incendies sans pompiers » écrit-il.
- Scénario 3 (30% de probabilité) : le sauvetage. Il adviendrait « en expulsant les délinquants, puis en abolissant les aides sociales, en instaurant des mesures fermes contre l’immigration extra-européenne, avec incitation au départ. »
D’autres se veulent moins hésitants. Dans un article intitulé « le scénario noir des renseignements », le magazine conclut que « tous les avis convergent vers le scénario de l’implosion/explosion ». Cette grille de lecture envisage que la société française passe « du stade de l’effritement progressif à celui de l’explosion des violences à travers une guerre civile ». « Ce qui pourrait nous arriver un jour, explique un « expert », c’est un Kosovo dans le 93 ».
Trois acteurs principaux sont alors décrits comme au centre de l’équation de la future guerre civile : les « immigrés », les « Français de souche » et les forces de l’ordre. Le résultat dépendant du degré d’organisation et d’anticipation des uns, du courage ou de la rapidité de réaction des autres. Comme en attestent les passages ci-dessous, l’anticipation d’un conflit armé est réelle :
Dans cet affrontement potentiel avec des patriotes, le bloc des immigrés actuel se caractérise par un manque d’organisation qui penche davantage vers une anarchie que vers une armée structurée. Les communautés immigrées ne constituent pas un front uni. Au sein même de ces communautés, les clivages sont multiples : hommes, femmes, jeunes, vieux, musulmans, non-musulmans […]. Actuellement, la communauté immigrée ne présente pas un front suffisamment uni ou structuré pour engager un conflit politique majeur ou une tentative de prise de pouvoir en France
Comme l’avait anticipé la série La Fièvre, la question des armes est essentielle dans ces scénarios de guerre civile. Selon des mystérieuses « sources au sein du renseignement militaire », « environ 300 000 individus pourraient prendre les armes pour défendre la cause nationale. Ces patriotes seraient issus des rangs de l’armée, de la gendarmerie, des pompiers, et incluraient également des citoyens prêts à agir, armés et formés ».
Problème : ce bloc des « Français de souche » est bien trop « passif », car ils comptent, ces naïfs, sur les forces de l’ordre pour assurer leur protection. D’où la conclusion de l’article : « Il est crucial de prendre en compte le désarmement notable des citoyens français ». Mais à chaque problème, sa solution : quelques pages plus loin, un autre article présente en des termes élogieux « Argos », un collectif créé en 2022 dans l’objectif de préparer tous ses membres au « risque d’être frappé par l’insécurité sévissant dans notre société ». Au programme : séances d’initiation à l’autodéfense, et conseils juridiques pour « se défendre en toute légalité ».
Enfin, il y a ceux qui, à l’aide d’une petite subtilité rhétorique, enjambent la problématique de la guerre civile à venir pour dévoiler clairement leurs intentions. Si, pour eux la guerre civile est « impossible » c’est pour une raison simple : « Nous ne nous dirigeons pas vers une guerre civile, car une guerre civile est une guerre fratricide. Or, qu’avons-nous aujourd’hui de commun avec eux, si ce n’est un bout de carton rouge estampillé d’un faisceau ? » écrit ainsi Alexandre de Galzain, rédacteur en chef du magazine Frontières, qui ajoute : « Qui parmi nous eut une larme pour Zyed et Bouna ? Qui parmi eux en eut une pour Lola ? ». On n’ose prolonger sa pensée : si l’évènement à venir n’est pas une guerre civile, que feront demain les identitaires de cet « autre peuple » ?
Que la République contre-attaque, vite !
À l’issue de cette plongée dans les publications de Frontières, un enseignement se dessine : la République est de nouveau confrontée à des menaces explicitement anti-libérales et anti-démocratiques portées par des publications d’extrême droite, parmi lesquelles Frontières occupe – tant sur le fond que sur la forme – une position centrale d’avant-garde, au sens militaire du terme.
Cette place croissante prise dans le débat public par un magazine comme Frontières pose question : jusqu’où tolérerons-nous l’influence, de plus en plus forte chaque jour, d’une entreprise concertée de démolition de nos piliers démocratiques ? Une fois leur projet politique radical exposé au grand jour, comment comprendre que des acteurs politiques et institutionnels de premier plan, comme David Lisnard, l’actuel président de l’Association des maires de France, acceptent d’y figurer ? Comment accepter enfin qu’ils puissent prospérer sans rencontrer aucune opposition des pouvoirs publics ?
Les forces républicaines de ce pays devraient prendre au sérieux la menace que fait peser ce type de publications sur la paix civile et les intérêts fondamentaux de la Nation. En fait, on serait tenté de conseiller à la République de faire de Frontières un exemple, de démontrer à ces anti-républicains que notre régime ne se caractérise pas par la faiblesse qu’ils lui prêtent.
Lorsqu’un « média » s’attaque aussi frontalement à la République, la République a le devoir de se défendre, vigoureusement. Dans sa confrontation avec Frontières, notre régime politique rencontre une épreuve de force à laquelle le demi-siècle passé l’a déshabituée, et qu’il doit aujourd’hui affronter à nouveau. Faute d’adversaires d’ampleur du côté de l’extrême droite anti-libérale et anti-démocratique, la culture de combat des républicains s’est peut-être émoussée. Au sortir de la lecture de Frontières, il faut souhaiter qu’elle se refasse, urgemment.