Reportage
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Secouriste devenu fossoyeur, cet Ukrainien a passé cinq semaines, jusqu’au départ des troupes russes, à ramasser des corps dans cette bourgade au nord-ouest de Kiev. Il affirme en avoir lui-même enterré « environ 240 » dans une fosse commune.
Le van de Sergueï Matuk n’a pas fini sa quête macabre. Derrière le pare-brise, un écriteau porte l’inscription « Cargo 200 », ce qui signifie que la fourgonnette transporte des cadavres – « Cargo 300 », c’est pour les blessés. Depuis le départ de l’armée russe, Sergueï et ses deux camarades masculins collectent les corps des morts à Boutcha.
La bourgade située dans l’agglomération de Kiev, au nord-ouest de la capitale ukrainienne, a été occupée par l’armée russe du 27 février, trois jours après le déclenchement de la guerre, à l’aube du 31 mars, quand les derniers soldats de Moscou sont partis vers le nord. Mais depuis cinq jours, c’est aussi la ville de la région de Kiev où les forces ukrainiennes découvrent le nombre le plus élevé de civils tués pendant les semaines de guerre.
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Les villes des faubourgs nord-ouest sont ravagées. Irpine, Boutcha, Vorzel ou Hostomel ont été au cœur de la bataille pour la conquête de la capitale ukrainienne, qui s’est achevée par une défaite russe et un ordre de repli. Durant cinq semaines, depuis l’attaque de l’aéroport Antonov d’Hostomel le premier jour de la guerre, le 24 février, jusqu’à la « libération » de la région annoncée le 2 avril par le gouvernement ukrainien, les combats ont été intenses.
Bâtiments ravagés
La localité la plus détruite est sans nul doute Irpine, qui était la première ligne de défense ukrainienne et que l’armée de Moscou a intensément bombardée. Les forces russes y sont entrées à diverses reprises, au point de l’avoir presque conquise à la fin de la première semaine de guerre, avant de devoir se replier à chaque fois, au fil des contre-offensives ukrainiennes, en direction de Boutcha. Près de la ligne de démarcation entre les deux villes, séparées par une rivière, les bâtiments sont ravagés, éventrés, calcinés.
Boutcha détient pour sa part le sinistre record, pour l’heure, du nombre de morts, selon les premières constatations du gouvernement ukrainien. Si, en théorie, d’un point de vue strictement militaire, ces morts – ou certains d’entre eux – pourraient avoir été victimes de l’artillerie des forces ukrainiennes défendant Kiev, puisque Boutcha constituait la première ligne russe, il s’avère que la majorité des victimes ont été tuées par l’occupant.
Serguei Matuk était aux premières loges puisqu’il a passé les cinq semaines de guerre à ramasser les corps des habitants de Boutcha. Il confirme avoir collecté, pour le compte des services municipaux, « environ 300 personnes » au fil du temps. Selon le secouriste devenu fossoyeur, « environ 240 » d’entre elles ont enterrées par ses soins dans une fosse commune près de l’église Saint-André, les combats ne permettant pas d’accéder aux cimetières. Les autres ont été soit inhumés à la hâte dans des tombes individuelles creusées par les habitants eux-mêmes, soit abandonnés à leur sort en attendant la fin du conflit. Le maire de Boutcha, Anatoly Fedorouk, a pour sa part affirmé qu’« environ 280 personnes ont été enterrées dans des fosses communes ».
S’il faudra des enquêtes légistes pour déterminer la nature exacte du décès des victimes, le collecteur de cadavres de Boutcha donne deux informations essentielles. La première est que l’armée russe n’a creusé aucun charnier, contrairement à certaines accusations formulées après qu’une image satellite de la fosse commune de Saint-André est apparue sur les réseaux sociaux. « Les Russes n’ont creusé aucune tombe, ils n’ont enterré aucun corps, ils s’en foutaient complètement, raconte Sergueï Matuk. Nous avons creusé nous-mêmes cette fosse commune. »
L’autre information cruciale est que, selon lui, l’écrasante majorité des victimes ont été « tuées par les Russes », et non par des bombardements, dans le feu des combats et des duels d’artillerie. « J’en ai ramassé partout, dans les rues, dans des voitures, dans des appartements. Beaucoup de corps portaient des traces de coups, de tortures, et beaucoup de victimes ont été tuées d’une balle dans la tête », témoigne Sergueï Matuk. Il précise aussi qu’« une vingtaine de morts avaient les mains attachées dans le dos », signe que ces personnes ont été exécutées alors qu’elles étaient prisonnières. Il dit enfin, voulant être honnête et précis, que « trois corps étaient ceux de combattants ukrainiens », probablement capturés sur le front, durant les combats. Trois corps, sur environ trois cents.
Civils exécutés délibérément
Le lieutenant de police Stanislav Polukhin, commandant d’une unité opérationnelle appelée « TOR », montre l’endroit où ses hommes ont découvert huit corps la veille. Les victimes ont été trouvées derrière un bâtiment administratif ayant servi de quartier général à l’armée russe, en bordure d’un complexe industriel agricole. Il reste du sang sur le sol et sur des bouts de tissu. « Les huit morts étaient des civils. Ils ont été exécutés », affirme le lieutenant Polukhin.
Le garde de la décharge à métaux du complexe industriel, Mikolay Zakharchenko, confirme que les victimes étaient « huit prisonniers » des forces russes. Lui-même a été détenu quatre jours dans la cave du bâtiment. « Nous avons compté environ 130 personnes dans cette prison, dont une vingtaine d’enfants. Les Russes ne nous donnaient ni eau ni nourriture, et nous n’avions pas le droit d’aller aux toilettes », raconte-t-il avec un air dégoûté. « A partir du 7 mars », poursuit-il, jour de la première évacuation autorisée par l’armée russe à travers le front d’Irpin, « ils ont commencé à nous libérer ». « Moi, j’ai été autorisé à partir avec un groupe d’une trentaine d’hommes, affirme Mikolay Zakharchenko. Je crois que nous avons tous été libérés, sauf ces huit-là… »
Boutcha s’interroge sur les raisons qui ont incité l’armée russe à tuer ainsi des civils. Des habitants racontent que, dans le centre-ville, « un sniper s’amusait » à viser délibérément des personnes et à les exécuter d’une balle dans la tête. Pour ceux qui ont été tués de sang-froid après avoir été faits prisonniers, dans les rues ou dans leurs appartements, beaucoup de témoignages évoquent « des fouilles de téléphone » qui auraient conduit à des exécutions, les soldats y trouvant des messages ou des informations leur déplaisant. Sergueï Matuk ne s’explique pas pourquoi tant d’habitants ont été tués délibérément, sans raison apparente, et pense qu’« un ordre a dû être donné de tuer des civils à Boutcha ».