L'antisémitisme dans les élections Françaises ne date pas d'aujourd'hui
La « question juive » dans les élections françaises
L’antisémitisme est devenu un des thèmes de la bataille électorale de 2024. L’originalité aujourd’hui, c’est que c’est un parti d’extrême gauche, La France Insoumise (LFI), qui en est accusé, depuis que certains de ses membres ont refusé de qualifier le Hamas d’organisation terroriste à la suite du pogrom le 7 octobre dernier.
Du coup, la « question juive », comme on disait jadis, et comme Jean-Paul Sartre a intitulé son célèbre essai de 1946, est devenue l’un des articles de la bataille électorale, ce qui amène l’historien à se poser la question : l’antisémitisme a-t-il déjà été au cœur d’une campagne électorale ?
La judéophobie a été lancée en France dans les années 1880, principalement par le livre d’Édouard Drumont, La France juive, paru en 1886. C’était l’époque d’une immigration juive relativement importante à la suite des pogroms et des persécutions antijuives qui avaient provoqué le départ de nombreux sujets du tsar en Europe occidentale. Drumont avait réussi à synthétiser le vieil antijudaïsme médiéval d’origine catholique (l’adversité au peuple « déicide »), l’anticapitalisme des socialistes, et le racisme originaire des sciences biologiques. Le succès de son livre lui permit de fonder un quotidien, La Libre parole, qui allait devenir le moniteur de l’antisémitisme en France, auquel d’autres journaux comme La Croix et L’Intransigeant de l’anticlérical Rochefort ont fait écho – sûrement l’un des moments où la confusion entre les extrêmes a été la plus forte, alors que la gauche est à cette date loin d’être vaccinée contre l’antisémitisme....
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Parmi les candidats affichant leur hostilité aux Juifs, on rencontre Maurice Barrès. Dans un programme « socialiste », il fait des étrangers une des causes du malheur des ouvriers français accablés par cette concurrence déloyale sur le marché du travail. A ce moment-là, ses diatribes antijuives sont une manière de socialisme, explique-t-il : « Quand la foule crie : “A bas les juifs !” C’est : “A bas les iniquités sociales” qu’il faut comprendre. » Une fois élu, il siègera à l’extrême gauche en « socialiste révisionniste » – partisan de la révision constitutionnelle.
La « question juive » fait véritablement son irruption dans une campagne électorale pour les élections d’avril-mai 1898. La France est alors en pleine affaire Dreyfus. Le « J’accuse… » de Zola a paru en janvier, son procès a suivi et sa condamnation. La Chambre sortante s’est opposée à la révision du procès qui a condamné Dreyfus. Après le procès Zola, Méline, le président du Conseil, s’est exclamé, sous les applaudissements des députés : « Il n’y a plus, à l’heure actuelle, ni procès Zola, ni procès Esterhazy, ni procès Dreyfus ; il n’y a plus de procès du tout. » Pourtant, l’affaire Dreyfus sera bel et bien au cœur de la campagne électorale qui suit. « Il n’est pas un département dans lequel l’affaire Dreyfus ne fut pas exploitée », écrit Philippe Oriol dans sa remarquable Histoire de l’Affaire Dreyfus[2]. La lecture du Barodet et, plus encore, celle de la presse départementale et locale l’atteste. Un puissant comité Justice-Égalité formé par les assomptionnistes du journal La Croix, très antisémite, compte sur ses correspondants dans chacune des circonscriptions pour faire élire les adversaires de la révision. Dans une circulaire il explique : « Il faudrait tâcher de grouper tous les hommes de bonne volonté sur le terrain du patriotisme contre la coalition juive et antipatriotique. »
Philippe Oriol nous montre une série de candidats antisémites à l’œuvre, tel ce Gabriel Baron, représentant le Parti ouvrier français de Jules Guesde, se vantant d’avoir soutenu à la Chambre un amendement demandant des lois répressives contre les Juifs et d’avoir débarrassé Aix « du Juif Abram », l’ancien maire radical (où l’on voit que l’antisémitisme de gauche n’est pas un mythe).
En Gironde, deux candidats antisémites, soutenus par le Comité clérical, Chiché et Bernard, se disent avant tout « contre les juifs ». Le Républicain de l’Est se prononce contre Jules Develle, suspect de « voter avec les judaïsants dont la caisse de Rothschild paie les frais électoraux ». La Croix meusienne fait chorus contre ceux qui veulent recueillir les suffrages des « citoyens chrétiens et français, c’est-à-dire ennemis de la youtrerie et de la franc-maçonnerie ». Et de se réjouir de la profession de foi du candidat Ferrette qui est « nettement antisémite ». Face à cette campagne, les partisans de la révision se font prudents ; on assiste même à des reniements. D’autres, comme Joseph Reinach, qui ne mettent pas leur drapeau dans leur poche seront battus.
Le comble de la fureur antisémite est atteint en Algérie, où le décret Crémieux qui a, en 1870, accordé la nationalité française aux Juifs qui y vivent, est mis en cause : « Nous ne voulons plus du vote des Juifs, de ce droit de vote que le Juif Crémieux imposa à notre pays, pour notre honte et notre malheur, à la faveur de l’invasion étrangère. »
L’Algérie envoie quatre députés « antijuifs » à la Chambre, dont Édouard Drumont, devenu là-bas l’idole des foules....
L’ironie de l’histoire fut que de cette campagne résulta un cabinet Brisson, qui dut faire une place au nationaliste et antisémite Cavaignac, devenu ministre de la Guerre.
C’est à son insu que Cavaignac, en voulant démontrer à la Chambre la culpabilité irrécusable de Dreyfus, va faire rebondir l’Affaire en produisant des faux et amener la Chambre à voter la révision du procès.
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La fin de la Seconde Guerre mondiale balayant le régime antisémite de Vichy et révélant l’horreur du génocide perpétré par les nazis, on pouvait espérer que la « question juive » disparaîtrait du débat public. L’attentat contre la synagogue de la rue Copernic à Paris en 1980 ouvre une nouvelle phase de l’antisémitisme politique, activée par le problème palestinien. En 2002, les « actions antijuives », selon la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, explosent. En novembre 2003, à la suite d’un incendie qui a ravagé une école juive, Le Parisien s’interroge : « La France est-elle vraiment victime d’une montée de l’antisémitisme ? » « Halte à l’antisémitisme », lit-on dans Le Monde. Depuis le début du nouveau siècle, les écrits et les actes antijuifs, parfois criminels, n’ont pratiquement pas cessé, variables selon l’intensité du conflit israélo-palestinien sans relais politique. Le pogrom terroriste du 7 octobre 2023 suivi par les ravages de l’armée israélienne dans la bande de Gaza ont provoqué une recrudescence de l’antisémitisme dans le monde, y compris en France où vivent les plus grandes minorités juive et musulmane d’Europe. La « question juive » s’est ainsi de nouveau invitée dans la double campagne des élections européennes puis des législatives. En pleine polémique, le refus des dirigeants de LFI de qualifier le Hamas de mouvement « terroriste » a concentré la bataile.
Le 29 avril 2024, le leader LFI a publié une tribune dans L’Insoumission, l’un des sites de la galaxie insoumise, dans laquelle il accuse son ancien camarade du parti socialiste Jérôme Guedj, d’un « recul net » sur le conflit israélo-palestinien et d’une grande ambiguïté, dans laquelle il voit « un signe dans son milieu de fanatisme » (sic). «
Pour la première fois dans ma vie politique, on me renvoie à mon judaïsme », déclare Jérôme Guedj. Les positions de Jean-Luc Mélenchon et de ses amis Rima Hassan et autres « antisionistes » inquiètent et indignent beaucoup de Juifs français.
Une aubaine pour le Rassemblement national, Marine Le Pen en tête, qui dénonce l’antisémitisme de LFI et, au-delà, du nouveau Front populaire.
Renversement incroyable de positions quand on sait d’où est issu le parti lepéniste, fondé dans les années 1980 par des anciens pétainistes, collaborationnistes et authentiques antisémites et les condamnations en justice de Jean-Marie Le Pen pour antisémitisme et « consentement à l’horrible ».
Mais la « dédiabolisation » entreprise par Marine Le Pen a fonctionné ; elle-même a défilé dans la grande marche contre l’antisémitisme lancée par les présidents de l’Assemblée et du Sénat, le 12 novembre 2023.
La voilà légitimée pour flétrir l’antisémitisme de la gauche ! Et voilà comment la « question juive » fait sa réapparition dans un débat électoral, où la confusion le dispute aux fausses accusations, les arrière-pensées des uns à la mauvaise foi des autres, au mépris d’une réflexion sérieuse sur le drame du Proche-Orient.
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