À l’instar d’autres médias ou personnalités, Wikipédia a quitté le réseau social X… le temps de quelques heures seulement. Lundi matin, un message posté par la version francophone de l’encyclopédie en ligne proclamait : « Chère communauté, à partir d’aujourd’hui, nous arrêtons nos publications sur X. Nous souhaitons continuer à partager la connaissance dans un climat plus serein et propice à l’échange avec vous. » Il fallait y voir une réponse aux attaques virulentes du propriétaire de X, Elon Musk, qui a appelé en décembre au boycott de l’encyclopédie collaborative rebaptisée pour l’occasion « Wokepedia », par allusion aux politiques de diversité et d’inclusion de l’hébergeur de Wikipédia, la Wikimedia Foundation.
Sauf qu’en fin de journée, le message posté par Wikipédia en français a été tout bonnement supprimé, sans plus d’explications. En effet, la décision prise par le community manager (un certain « Pronoia ») a déplu à une partie des contributeurs, et certains s’en sont vivement émus sur le « Bistro », l’espace numérique où ont lieu quotidiennement des discussions entre contributeurs sur l’évolution et les projets menés par Wikipédia. « Franchement, avoir utilisé une communication publique pour afficher ses idées partisanes, dans son coin, en petit comité… C’est honteux et déshonorant pour tous ceux qui contribuent suivant des principes bien définis », a par exemple déploré l’un d’entre eux. Cette vive controverse, une de plus dans l’histoire tumultueuse des « guerres » wikipédiennes, souligne un décalage qui va s’accentuant entre la vaste communauté des internautes qui contribuent à l’enrichissement de Wikipédia et le petit cercle de responsables bénévoles qui a la charge d’animer cette communauté.
«La neutralité de point de vue est pourtant non négociable » sur Wikipédia, se désole ; auprès du Figaro ; un important acteur du Wikipédia francophone, « mais son périmètre est en débat depuis presque toujours, entre ceux qui sont attachés à une neutralité générale absolue, et ceux qui estiment que cela se limite au seul contenu et voient en revanche le projet Wikipédia comme un mouvement politique en soi. C’est un peu une transposition, à l’échelle wikipédienne, de la divergence entre les défenseurs de l’universalisme et les promoteurs du particularisme ».
«Totalement sous contrôle des médias mainstream»
Ainsi les attaques d’Elon Musk ne sont-elles pas venues de nulle part. Du reste le milliardaire américain a longtemps été proche des aspirations de la communauté Wikipédia, celui d’un internet libre et gratuit, collaboratif, où la bonne volonté des internautes et la rationalité collective permettent d’enrichir la connaissance et la vie pratique de tous. En 2021, il souhaitait encore un joyeux anniversaire à Wikipédia, qui soufflait alors sa vingtième bougie, en commentant : « Je suis tellement content que tu existes. » Et pour cause, il poste régulièrement des contenus issus de l’encyclopédie en ligne qu’il juge enrichissants pour sa culture générale.
Mais Elon Musk a récemment compris les biais qui affectent certains contenus sur Wikipédia. À la fin de 2022, alors qu’il vient de racheter Twitter (devenu X), il suspend les comptes d’une dizaine de journalistes qui enquêtaient sur lui et sa décision suscite un écho important sur Wikipédia, qui consacre à cet événement une page très fournie, vraisemblablement alimentée par ses adversaires. C’est le risque de laisser un espace de production de savoir à la portée de tout le monde : il suffit d’un peu de temps libre devant soi pour en faire un outil militant, destiné à servir une cause ou nuire à une autre. Un peu de temps libre… et des sources qui légitiment le propos : en effet sur Wikipédia, les faits et les informations rapportés doivent être corroborés par des sources jugées fiables et objectives. C’est transférer aux médias la responsabilité de filtrer, selon l’attention éditoriale consacrée aux différents sujets, ce qui est suffisamment digne d’intérêt pour être relevé… Le milliardaire s’écrie alors (sur X, évidemment) : « Wikipédia est totalement sous contrôle des médias mainstream. »
À compter de là, les attaques d’Elon Musk contre l’encyclopédie en ligne se multiplient, d’abord sous forme de trolling quand il promet en 2023 de verser 1 milliard de dollars à la Wikimedia Foundation si celle-ci consent à rebaptiser son site internet « Dickipedia », puis en 2024 sous forme d’appel au boycott, lorsque Elon Musk encourage les internautes à ne plus donner à la Wikimedia Foundation.
«La majorité des contributeurs sont de gauche»
Cette guerre Musk vs Wikipédia met en lumière plusieurs biais qui peuvent en effet jeter le discrédit sur une partie du contenu de l’encyclopédie. Le premier et le plus évident est la relative homogénéité socioculturelle de ses contributeurs. Le sujet est pourtant presque tabou au sein de la communauté, et quiconque y fait allusion dans les espaces de discussion suscite en retour une désapprobation générale. Pourtant, la réalité est que les contributeurs principaux sont pour l’essentiel des jeunes, lycéens ou étudiants faisant de hautes études, ou bien actifs appartenant aux CSP+. En 2011 Wikimédia France, un chapitre affilié à la Wikimedia Foundation chargé de promouvoir la version francophone de Wikipédia, l’avait d’ailleurs montré dans une enquête statistique. Ces contributeurs sont encore à majorité des hommes, et des urbains. Dès lors, et sans surprise quand on sait l’engouement qu’a suscité à ses débuts le projet au sein des courants libertaires de la gauche progressiste, l’orientation politique majoritaire des contributeurs réguliers de Wikipédia fait peu de doute. « La majorité des contributeurs sont de gauche, c’est une évidence de le dire » soutient au Figaro une wikipédienne très proche des administrateurs actuels de Wikimédia France.
La composition de cette communauté et sa représentativité ou non de l’ensemble de la société ne sont pas sans incidence sur le contenu de Wikipédia, car dès qu’un désaccord survient, c’est aux contributeurs les plus importants de trancher, sous forme de discussions argumentées puis, parfois, de votes. Ainsi les contributeurs de Wikipédia s’accordent entre eux sur la qualité et la valeur des sources journalistiques, et débattent régulièrement du crédit qu’il faut accorder à certains journaux. Ceux dont les lignes éditoriales les classent à droite font l’objet d’un traitement systématiquement plus méfiant. Ainsi la question de la pertinence d’utiliser un article du Figaro comme source a été plusieurs fois discutée, et plus souvent encore pour les textes publiés dans les pages débats et opinions de notre journal, quand la question n’a en revanche jamais été posée pour Le Monde, ni même Libération.
Un autre exemple : si Valeurs actuelles est considéré comme « d’extrême droite » et CNEWS « peu fiable », le média en ligne Arrêts sur images, malgré ses prises de position éditoriales très proches des idées du sillage intellectuel de La France insoumise, est un simple « site web français d’analyse et de critique des médias », dont la fiabilité est au-dessus de tout soupçon.
Si Valeurs actuelles est considéré comme « d’extrême droite » et CNEWS « peu fiable », le média en ligne Arrêts sur images est un simple « site web français d’analyse et de critique des médias »
C’est cette distorsion dans la prise en compte des sources journalistiques qui explique aussi que, dans les fiches Wikipédia consacrées à des sujets ou des personnalités au cœur des clivages politiques contemporains, on peut observer des disparités de traitement flagrantes. Les exemples sont presque infinis : pour s’en convaincre, prenons deux personnalités connues sur YouTube pour leurs vidéos engagées, Julien Rochedy (ancien militant et candidat FN) et Usul (ancien de la Ligue communiste révolutionnaire, militant et candidat au sein de LFI). En principe, l’un est le miroir de l’autre, de chaque côté du spectre politique : ce sont deux hommes ayant une forte notoriété sur les réseaux sociaux, qui distillent leurs convictions dans leurs vidéos après avoir longtemps choisi de militer au sein de partis antisystème. Pourtant, sur Wikipédia, Julien Rochedy est « un homme politique français d’extrême droite » quand Usul est un simple « vidéaste web et chroniqueur français »… son engagement à gauche n’étant mentionné que bien plus tard dans sa fiche.
Une fuite en avant dans les politiques de diversité et d’inclusion
Des collectifs militants ont du reste bien compris la faille. Et s’y engouffrent allègrement en organisant même des formations pour influencer le contenu de certaines pages de Wikipédia, comme l’a montré dans Le Point la journaliste Nora Bussigny en participant à l’une des formations organisées par le collectif antisioniste Urgence Palestine.
Mais outre la polarisation de ses contributeurs, Wikipédia pâtit désormais depuis plusieurs années de la politisation des fondations Wikimedia. Aux États-Unis l’ancienne directrice générale de la Wikimedia Foundation, Katerine Maher, a révélé son adhésion aux théories woke en attaquant violemment le caractère « libre et ouvert » de l’encyclopédie, affirmant que celui-ci maquille en réalité « une construction occidentalisée d’hommes blancs » visant à « l’exclusion de certaines communautés et certaines langues ». Sur ses 170 millions de budget, alimenté en majeure partie par les dons des internautes visés par des campagnes publicitaires appelant à faire progresser la connaissance sur internet, la Wikimedia Foundation a dépensé plus de 30 millions dans des politiques de diversité et d’inclusion.
Du côté de Wikimédia France, dont Le Figaro a déjà narré les orientations idéologiques, des liens troubles existent depuis plusieurs années entre des membres du conseil d’administration et l’association « les sans pagEs » qui rémunère des salariés pour produire du contenu Wikipédia sur des personnes appartenant à des groupes identifiés comme minoritaires et sous-représentés sur l’encyclopédie. Un décalage grandissant est apparu entre le camp des « sans pagEs » et le reste de la communauté Wikipédia, par exemple à l’occasion d’un vote par lequel des membres de cette association (subventionnée par Wikimédia France) ont tenté d’interdire sur Wikipédia l’usage du « dead name », le nom par lequel on désignait une personne trans avant qu’elle ne change de genre. La présidente des « sans pagEs » Anne-Laure Michel avait alors incité la communauté LGBT, sur un serveur de discussion Mastodon, à participer massivement au vote : un « rameutage » explicitement réprouvé dans la communauté Wikipédia. Une technique qui permet certes de remporter des batailles idéologiques, mais que Wikimédia France n’aurait pas dû cautionner, juge un contributeur proche des hautes instances de la fondation.
Samedi 25 janvier, lors du prochain conseil d’administration de Wikimédia France, les administrateurs devront en tout cas définir une stratégie à adopter vis-à-vis de ces doutes persistants sur la neutralité de l’encyclopédie dont ils ont la garde. L’issue laisse peu de doutes : au cours d’un atelier spécifiquement animé à cet effet, les administrateurs vont surtout débattre de l’opportunité pour Wikimédia France de quitter également le réseau social X. Sollicités par Le Figaro, le président, Antoine Srun, et le directeur général de Wikimédia France, Rémy Gerbet, n’ont pas souhaité répondre à nos demandes d’entretien. « Warning », a aussitôt écrit ce dernier sur une boucle de messagerie interne immédiatement après notre sollicitation : « On ne répond pas », a-t-il ordonné à ses équipes. Quant à la Wikimedia Foundation, qui héberge la majeure partie du contenu de l’encyclopédie sur des serveurs américains, elle envisage désormais de déménager l’hébergement de Wikipédia ailleurs qu’aux États-Unis pour échapper à d’éventuelles législations à venir qui contreviendraient à ses politiques woke.