Reportage
Contre Trump et Musk, Bernie Sanders et «AOC» veulent faire déferler «un soulèvement populiste»
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Des foules immenses et jamais vues retrouvent espoir dans la tournée pour «combattre l’oligarchie» que conduisent le vieux sénateur socialiste du Vermont et la jeune élue de New York qui se présente comme sa relève sur les décombres de l’opposition démocrate.
publié aujourd'hui à 11h42
C’est la voix d’un homme de 32 ans aux épaisses lunettes et boucles brunes, qui mène l’une de ses toutes premières campagnes : «Une poignée de banques et de milliardaires contrôlent la vie économique et politique en Amérique… Et l’Amérique est de moins en moins une démocratie, et de plus en plus une oligarchie», déclame le candidat de Liberty Union, coalition de minipartis gauchistes et antimilitaristes, vouée aux prix de consolation électoraux. On est en 1974, et Bernie Sanders, prétendant malheureux à la sénatoriale de son Etat du Vermont, n’a encore été élu à rien.
Un demi-siècle plus tard, le timbre a patiné, virant plus rauque et enroué à force de discours, des estrades de meetings aux tribunes du Congrès. A 83 ans, cette voix n’a peut-être plus guère de campagnes à mener, mais ce qu’elle dit, avec une passion et une indépendance intactes, n’a presque pas changé – d’autant que sa prophétie s’est depuis largement matérialisée, bien au-delà de toutes les craintes qu’elle pouvait inspirer. Alors, ces jours-ci, les foules enflent pour venir s’emplir de ces paroles et des solutions qu’elles charrient pour mener ce combat qui s’avoue «extrêmement difficile», établissant semaine après semaine de nouveaux records. Ils étaient 30 000 mi-mars à Denver, dans le Colorado. Puis 36 000 massés à Los Angeles le 12 avril – en près de soixante ans de harangues, jamais Bernie Sanders n’avait connu ça.
Mais par-delà la ferveur inédite soulevée dans pareils bastions progressistes à la faveur de sa tournée «Fighting Oligarchy» («Combattre l’oligarchie») initiée fin février en réplique au retour ravageur de Donald Trump à la Maison Blanche, c’est l’ampleur de l’écho trouvé en des contrées de rouge vif (la couleur du parti républicain) sur toutes les cartes électorales : dans l’Iowa, le Nebraska, l’Utah, l’Idaho… Ou encore à Missoula, dans le Montana, où plus de 9 000 personnes se sont présentées cette semaine, un mercredi après-midi, devant une salle du campus universitaire, pour réserver un accueil de rock stars au vieux socialiste du Vermont et à son héritière la plus évidente à Washington, la jeune élue new-yorkaise Alexandria Ocasio-Cortez (plus connue comme «AOC»). Et les entendre énoncer leur programme de résistance face à Donald Trump, Elon Musk et consorts, livré, en guise de thérapie de groupe, à une vaste communion de fureurs et d’espoirs en déshérence.
«Beaucoup d’Américains dorment»
«L’espoir», c’est ce que Reina Sherman est venue trouver ce 16 avril, en se rendant à 38 ans à son tout premier rassemblement politique : «J’avais vraiment besoin de ça, et de courage, d’entendre qu’il y a un avenir possible derrière l’enfer du type orange [Trump]», souffle l’agente d’entretien, les joues rosies et un tee-shirt neuf jeté sur les épaules, à l’effigie du duo Sanders-AOC croqués en héros de film d’action. Comme partout où s’arrête leur tournée, affluent en nombre des gens que les habitués et cadres de raouts progressistes du cru témoignent n’avoir jamais vu sortir de chez eux auparavant. La taille même de la foule, sans guère d’équivalent dans l’histoire locale, témoigne qu’il y a un «réveil» à l’œuvre, quand «trop de gens ont préféré se débrancher, à force d’hystérie politicienne et d’hostilité entre les deux camps», souligne Constance Noroña, jeune retraitée et secrétaire de la section démocrate d’un comté voisin.
Brandissant un panneau qui clame «pas de rois en Amérique», elle veut croire que beaucoup d’Américains «dorment» mais «seraient choqués et aussi effrayés que moi d’apprendre que leurs impôts servent à priver quelqu’un de son droit à une procédure régulière, à l’envoyer dans une prison infâme au Salvador : aujourd’hui, ça arrive à Kilmar Abrego Garcia [un résident du Maryland sommairement expulsé et emprisonné sur la base d’une erreur administrative que l’administration Trump a reconnue mais se refuse à corriger, ndlr], demain, cela peut s’étendre à toute sorte de personnes.»
«Bien sûr, on aurait préféré voir tous ces gens aux urnes en novembre», méditera à la sortie Bill La Croix, ancien de la marine militaire, sylviculteur à la retraite et fabricant de banjos, déjà édifié du même constat lorsqu’il avait pris part aux mobilisations pro-amérindiennes de Standing Rock, en 2016. «Mais on sent que quelque chose se passe, ça bout, poursuit-il, derrière sa pancarte «Les vétérans contre les dictateurs». Bernie est le politicien le plus populaire de ce pays depuis dix ans, bien que la machine démocrate ait tout fait pour qu’il ne puisse jamais rien diriger. Et là, pour moi, c’est carrément l’homme du moment. Il répète toujours la même chose, mais il a su devenir meilleur orateur : aujourd’hui, j’ai pas réussi à décrocher de son discours, alors que je connais tous ses thèmes par cœur.»
De fait, l’histoire a donné raison à l’obstination de Sanders, et tragiquement tort à l’establishment démocrate qui fit tout pour miner, saboter même, son ascension surprise lors des primaires de 2016 et 2020, au profit d’Hillary Clinton puis de Joe Biden, quand il apparaissait le plus à même de catalyser à son avantage les forces du désenchantement qui porteraient Trump à la Maison Blanche – une trahison dont bien d’autres adeptes du «Bern» n’avaient pas fini de ruminer l’amertume à Missoula.
«Ce n’est pas ce que l’Amérique est censée être»
A 83 ans et des ambitions personnelles fatalement conjuguées au passé, «l’homme du moment» n’en paraît que plus sincère et désintéressé lorsqu’il reprend inlassablement ses grands tubes, qui pourraient sembler essorés mais résonnent ces jours-ci avec plus d’urgence que jamais : l’injustice abyssale des inégalités de classe, le dévoiement des institutions par les puissances de l’argent, la nécessité de doter enfin les Etats-Unis d’un système de santé universel à la mesure de la première économie mondiale, la rage de rallier une coalition «des 99 %» contre une oppression des «1 %» qui confine une majorité d’Américains à lutter chaque mois pour «joindre les deux bouts.» «Un homme, un seul, Elon Musk, possède plus de richesses que 56 % des foyers américains combinés», s’indigne Sanders, fustigeant les coupes aveugles assenées aux services publics, avant de rugir : «Ce n’est pas ce que l’Amérique est censée être.»
«Je crois que la démocratie, c’est non pas des milliardaires qui achètent les élections, mais une personne, une voix», conclut Sanders dans une tirade validée par la clameur de la salle pleine.
«Je crois que la démocratie, c’est non pas des milliardaires qui achètent les élections, mais une personne, une voix», conclut Sanders dans une tirade validée par la clameur de la salle pleine. (Julien Gester)
«Et quand nous parlons du genre de changement dont nous avons besoin, déroule-t-il ensuite, il est important de comprendre que les oligarques n’ont pas seulement un énorme pouvoir économique, mais aussi un pouvoir politique incroyable et sans précédent : Musk a dépensé 270 millions de dollars pour faire élire Trump et sa récompense a été de devenir la personne la plus importante du gouvernement des Etats-Unis.» Et Sanders de renvoyer alors les deux faces du bipartisme américain dos à dos en rappelant «le pouvoir des grandes fortunes au sein du Parti démocrate» à «faire échouer ceux qui défendent la classe ouvrière».
Qu’une dérive autoritaire sans précédent accompagne cette captation du pouvoir par la clique trumpiste, sous couvert de populisme mais au détriment du plus grand nombre, ne déplace en rien le cœur et le liant de ce discours, autour duquel s’étoilent tous ses grands motifs indignés : la dénonciation d’une corruption à peu près généralisée, des médias au système de santé. Et c’est là, martèle Sanders, l’aboutissement de la dérégulation terminale du financement des campagnes électorales par une fameuse décision de la Cour suprême en 2010, qu’il n’avait depuis cessé d’appeler sans relâche à renverser «au nom de l’écrasante majorité du peuple américain – conservateurs, modérés et progressistes – qui comprend qu’il y a quelque chose de fondamentalement mauvais dans notre système.» «Vous savez, je suis peut-être un radical du Vermont, et je suis peut-être vieux jeu, mais je crois que la démocratie, c’est non pas des milliardaires qui achètent les élections, mais une personne, une voix», conclut-il dans une tirade validée par la clameur de la salle pleine.
En prologue déjà, dans un prêche électrique, AOC avait dressé ce même constat, auquel elle oppose sa propre ligne de conduite, consistant à refuser tout financement émanant de lobbys ou d’entreprises, à l’inverse de la plupart de ses collègues du Congrès :
«Donald Trump n’est pas une aberration. Il est la conclusion logique et inévitable d’un système politique américain dominé par l’argent opaque. Et si nous voulons le vaincre, nous devons vaincre le système qui l’a créé. L’argent en politique est la main de l’oligarchie. Nous sommes à la croisée des chemins, Montana ! Nous pouvons soit avoir une extrême inégalité des richesses, avec les divisions toxiques et la corruption qu’elle exige pour survivre, soit avoir une économie plus juste pour les travailleurs, avec la démocratie et les libertés qui la soutiennent. Oligarchie ou démocratie. Nous ne pouvons avoir les deux.» Alors à entendre AOC, il s’agit d’avancer, en «construisant de la communauté», l’outil «le plus puissant» selon elle, pour «édifier un pays où le rêve américain existe comme une réelle possibilité à chacun d’entre nous».
«Elle est tellement à gauche…»
En marge des discours, elle s’adressera aux bénévoles de l’événement pour en exposer les ressorts où s’amalgament l’optimisme et l’ambition : «En reliant tous ces lieux “improbables” à travers le pays, l’Idaho, l’Utah, aujourd’hui Missoula… on envoie un message très fort et “ils” commencent à être nerveux ! Parce qu’à bien des égards, il s’agit de quelque chose qui transcende les partis et la partisanerie… Ce sont les prémices d’un mouvement de masse, d’un soulèvement populiste.» Un élan que beaucoup dans l’assistance, lorsqu’elle se disperse, disent appeler de leurs vœux et espérer voir s’engouffrer dans le vide laissé par l’apathie des démocrates depuis la déroute de 2024. «Ce sont en grande partie leurs échecs et trahisons qui nous ont conduits à cette défaite, dont l’ampleur était accablante, et c’est pourquoi il s’agit aujourd’hui de se mobiliser contre les forces réactionnaires du Parti républicain, mais aussi certains pans du camp d’en face», juge Marcus Raines, cheveux très longs et rose au poing. Lassé de voter pour «le moindre mal», cet étudiant tout juste vingtenaire s’est récemment rallié aux Démocrates socialistes d’Amérique, dont l’un des recruteurs sue à quelques mètres de là dans l’épais molleton d’un costume d’ours – non sans savourer le succès rare trouvé auprès de la foule qui s’écoule avec béatitude vers les parkings du campus.
«Le Parti démocrate m’écrit vingt fois par jour pour me demander d’envoyer de l’argent, mais qu’est-ce qu’ils en font ? Hors de question de donner tant qu’ils ne se bougent pas…» peste nerveusement la dentiste Heidi Halverson, sœur d’une trumpiste à qui elle n’adresse plus la parole, et fille d’un nonagénaire qui «n’a pas pu voter pour une femme», se désole-t-elle. C’est peut-être là le foyer de sa réticence face à l’hypothèse de voir une AOC, 35 ans, reprendre le flambeau en vue du scrutin présidentiel 2028, comme l’esquissent de très récents sondages où elle émerge enfin dans son camp comme l’une des figures les plus appréciées du moment. «Elle est tellement à gauche…» grimace Heidi. Beaucoup d’autres, parmi les plus jeunes surtout, saluent à l’inverse que l’élue du Bronx ait mis à jour, étoffé les obsessions d’un Sanders en défendant farouchement les droits des personnes trans ou la lutte pour le climat. Et s’emportent, parfois : «Pour moi, il n’y a qu’elle, c’est son heure !» lance ainsi Sally Thomann, infirmière trentenaire, en enfourchant son vélo.
«Toute la question, c’est est-ce qu’elle peut gagner, dépasser son image et ses positions d’insurgée du Bronx ?» interroge Joe Sawyer, aussi débonnaire qu’hirsute sous ses lunettes de soleil, qui semble décharger son euphorie post-meeting en faisant vrombir par à-coups fulgurants le moteur de son fauteuil roulant. Il estime qu’«il y a dans le parti d’autres gens intéressants, pour qui on serait bien sûr prêts à voter pour s’opposer à n’importe quel candidat trumpiste, comme [le gouverneur de Californie] Gavin Newsom. Mais ni lui ni les autres n’ont dans le ventre ce qu’il faut pour fédérer et conduire le véritable mouvement de renouveau dont on a besoin.» A son côté, un échalas à carreaux tout aussi souriant, son vieil ami Tom Collins, médecin à la retraite, qui ne voit pas bien non plus à quelle figure de proue se vouer, mais se contente bien de voir un mouvement «comme il n’en a jamais vu de [sa] vie» surgir de tous les confins du mécontentement du moment. «Vous savez, j’ai 73 ans, et il n’y a absolument aucun doute que nous n’avons rien connu de tel en Amérique de mon vivant, avance-t-il avec un enthousiasme placide. Même les manifestations contre la guerre du Vietnam n’étaient pas du tout comme ça, beaucoup plus générationnelles. Alors que la colère qu’on voit ici réunit tout le monde, tous les âges, toutes les nuances politiques, y compris les plus modérées. C’est ça qui me donne le plus envie d’y croire.»