Dans son livre «Ce que veulent les Français», Jordan Bardella à fond les patrons
Publié le 28/10/2025 à 21h00
Dans son nouvel ouvrage, à mi-chemin entre cahier de doléances et déclinaison de programme présidentiel, le président du RN dessine une France des chefs d’entreprises, inspirée du modèle trumpiste et sans Marine Le Pen.
Jordan Bardella est un jeune homme pressé. Un an à peine après avoir commis l’autobiographie de sa courte vie (Ce que je cherche, Fayard), le président du Rassemblement national (RN) s’efforce de gravir une nouvelle marche vers sa présidentialisation, en faisant éditer un second livre, Ce que veulent les Français, par le groupe de Vincent Bolloré. Marine Le Pen, avait attendu plus de six ans pour passer de la publication du récit de sa vie à celle d’un livre-programme à l’orée de la campagne de 2012. Son dauphin n’a pas le même temps : en cas de condamnation en appel de sa mentore, avant l’été prochain, c’est lui qui devrait ramasser le drapeau de l’extrême droite pour la prochaine élection suprême.
L’exercice n’était pas facile :
il s’agit pour Bardella d’enfler sa stature et de mettre en scène une relation personnelle avec les Français sans faire de l’ombre à sa patronne. En résulte un objet composite à mi-chemin entre le livre de journaliste, le cahier de doléances et la déclinaison de programme présidentiel, qui s’articule autour de 20 rencontres avec des Français qui évoquent leur métier.
Le député européen a le bon goût de s’effacer derrière eux pour se muer en porte-voix de leurs aspirations, sur le modèle des ouvrages de François Ruffin.
Magie du nationalisme
C’est là que le bât blesse. Loin de se faire l’écho de Ce que veulent les Français, comme le promet le titre de son livre,
Bardella se borne à relayer l’expérience d’une certaine France. Qui certes l’arrange mais ne correspond pas au pays réel dans sa diversité.
Seules 40 % de ses «Français» sont des Françaises, alors que le pays compte près de 52 % de femmes. Seuls 20 % des profils sélectionnés sont des employés ou des ouvriers quand ces catégories représentent 45,3 % des actifs.
En revanche, pas moins de onze rencontres – 55 % du total –
sont puisées dans le vivier des chefs d’entreprise, directeurs, cadres supérieurs, artisans et indépendants qui comptent pour moins de 30 % des actifs.
Bardella aurait été mieux inspiré d’intituler son livre Ce que veulent les patrons. Voilà pour les chiffres.
Certes, le jeune homme a pris soin de ne sélectionner que de petits chefs d’entreprise méritants, qui se sont faits tout seuls, souvent ne se paient pas et vivent en harmonie avec leurs employés qu’ils considèrent un peu comme leurs enfants. Il faut voir comme il en parle : «Etre patron, ce n’est pas jouir d’un pouvoir. C’est tout faire, prévoir, porter, assumer, parfois tout risquer» ; «Au fond, la question d’un patron est : comment se présentera le monde demain ? Comment y faire face ?»
La «France du travail» que dépeint Bardella est ce monde enchanté où les rapports sociaux sont exempts de toute conflictualité, les intérêts convergent par la magie du nationalisme : «
La France n’a plus le temps pour les divisions stériles, écrit-il. Le salarié et le patron ont un seul et même drapeau.»
Tous communient comme une grande famille dans l’amour de «la France, la vraie. Celle des petites routes, des relais routiers, des villages où il y a un bar, une église, une mairie. Celle qu’on oublie trop souvent».
Bardella, lui, ne l’oublie pas. En est exclue, à l’inverse, celle venue de l’immigration extra-européenne, totalement absente de son livre – aucun des 20 profils n’en est issu.
Modèle trumpiste
Dans cet univers harmonieux, la souffrance au travail, les accidents, l’exploitation sont inconnus.
Même les grandes entreprises, les multinationales, le CAC 40 pourtant décriés à une époque par une Marine Le Pen soucieuse de s’attacher les classes populaires déçues de la gauche, sont épargnés. Les délocalisations ne sont jamais la faute des actionnaires ou des patrons :
Bardella consacre tout un chapitre à Florange sans mettre en cause la responsabilité de Mittal dans la fermeture de ses usines en France. C’est à peine si la grande distribution est pointée du doigt lors d’une rencontre avec un agriculteur.
L’Union européenne, le libre-échange, les normes environnementales, la bureaucratie et la paperasse sont les seuls maux qui pourrissent la vie des travailleurs. Loin du poujadisme originel du FN, celui des petits contre les gros, Bardella dessine une France inspirée du modèle trumpiste, des petits avec les gros. Ce faisant, il répond à une demande réelle de son électorat, que le politiste Luc Rouban avait déjà saisie dans son enquête les Ressorts cachés du vote RN (Presse de Sciences-Po, 2024) : «
sortir du salariat, être indépendant, se débarrasser de la bureaucratie d’Etat», autant de moyens de se tirer d’une mobilité sociale en berne.
Ce faisant, il s’éloigne aussi du populisme de sa mentore. A la différence de son premier ouvrage, la députée n’apparaît qu’une fois dans le livre de son poulain.
A croire que Ce que veulent les Français révèle en fait la France dont rêve Bardella :
un pays rempli de patrons, sans musulmans ou autre immigré extra-européen, et sans… Marine Le Pen.
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