Eric Lombard sur les droits de douane américains : «Nous avons basculé dans un monde de prédateurs économiques»
Le ministre de l’Economie et des Finances analyse la portée de l’accord entre Washington et Bruxelles, qu’il qualifie de «moins mauvaise des solutions».
Il revient, malgré les zones d’ombre du «deal», sur les conséquences potentielles pour l’économie française.
L’annonce d’un accord de principe sur les droits de douane, conclu entre les Etats-Unis et l’Union européenne dimanche soir en Ecosse, ne passe pas. Les Etats-Unis menaçaient de relever le taux à 30 % mais c’est finalement celui de 15 % qui a été retenu sur les exportations européennes vers les Etats-Unis, avec des exemptions encore floues. Aucune mesure de riposte n’est prévue et l’Europe s’engage même à accroître ses achats d’énergie de 750 milliards de dollars, et à ce que 600 milliards d’investissements supplémentaires soient réalisés aux Etats-Unis.
En France, cet accord, s’il voit bien le jour puisque plusieurs points ne sont pas encore finalisés, est décrié par le patronat et l’ensemble de la classe politique. Unanime, cette dernière a dénoncé toute la journée une vassalisation de l’Europe, une capitulation ou une reddition. Jusqu’au Premier ministre, François Bayrou, qui a parlé d’un «jour sombre» et de soumission.
Pour Libération, le ministre de l’Economie et des Finances, Eric Lombard, qui négocie avec ses homologues américains et européens depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, revient sur la portée de cet accord, qu’il qualifie de «moins mauvaise des solutions», sur ses conséquences sur l’économie et sur ses zones d’ombre.
Le Premier ministre François Bayrou regrette «un jour sombre», où «une alliance de peuples libres se résout à la soumission». Cela signifie-t-il qu’Ursula von der Leyen a présenté un accord que la France n’a pas approuvé ?
Depuis l’arrivée du président Trump, les Etats-Unis ne respectent pas les règles de l’organisation mondiale du commerce. Ce qu’ils proposent, c’est un accord qui est perdant-perdant : l’économie mondiale a un intérêt à ce que les droits de douane soient les plus bas possibles, qu’ils profitent aux consommateurs et à l’industrie. Face à cette offensive, l’Europe n’avait le choix qu’entre de mauvaises solutions. C’est un mauvais accord, mais la moins mauvaise des solutions.
Donc la France l’a bien validée, contrairement à ce laisse penser le Premier ministre ?
Cet accord a d’abord été négocié à partir de propositions très larges des Etats-Unis qui voulaient aussi remettre en cause nos règles. Ensemble, nous avons pu circonscrire le débat aux droits de douane, puis discuter de leur niveau, jusqu’au moment où il est apparu clairement que la base qui permettait d’avoir un accord était d’accepter des droits de 15 % avec des exemptions sectorielles.
Pourquoi ne pas avoir mis en place des contre-mesures ?
La rétorsion aurait fait du mal à l’économie européenne. C’était une option que nous gardions en l’absence d’un accord et si les Etats-Unis appliquaient unilatéralement des droits démesurés – ce qu’ils avaient menacé de faire… Avoir préparé des contre-mesures est probablement la raison pour laquelle nous n’avons pas les 30 % de droits qu’ont les Chinois.
Comment ces critiques françaises peuvent-elles se traduire politiquement ?
Cet accord n’est pas complet. Il y a une base, c’est 15 % et des exemptions, qui ne sont pas encore toutes détaillées. Le travail continue, avec une vigilance de la France pour protéger le plus possible nos industries.
La France peut-elle encore refuser cet accord ?
La priorité, c’est de mettre fin à une incertitude qui pénalise notre économie.
Mais comme je viens de le dire, l’accord n’est pas finalisé et nous veillerons à ce qu’il soit amélioré.
Certains ministres en France parlent déjà d’une riposte sur le marché des services…
Il faut prendre les choses dans l’ordre. L’initiative américaine visait aussi les services, notamment la taxe sur les services numériques, et voulait s’attaquer aux réglementations européennes, à certaines barrières non tarifaires, à des impôts nationaux comme la TVA… Nous avons dit non à tout cela. La finalisation de cet accord ne sera pas la fin de l’histoire, puisque les droits de douane pénaliseront l’économie américaine bien davantage que l’économie européenne. Nous sommes les principaux partenaires des Etats-Unis dans beaucoup de domaines comme le commerce, la défense… Quand j’ai rencontré Scott Bessent [le secrétaire américain au Trésor, ndlr] en février, il m’avait dit que les droits de douane pouvaient aussi baisser. Je le lui rappellerai quand nous verrons leur impact outre-Atlantique.
La classe politique française est unanime, y compris votre camp, pour critiquer ce que beaucoup appellent une reddition. S’agit-il d’une défaite de l’Europe politique ?
Quand on est en responsabilité, on fait de la realpolitik. Les Etats-Unis nous ont engagés dans un jeu auquel personne ne voulait jouer. Nous avons réussi à écarter des risques pour nos réglementations ou des mesures de rétorsion comme la taxe vengeresse [un projet de taxation des bénéfices des entreprises internationales aux Etats-Unis, ndlr] qui auraient été très coûteuses pour les entreprises européennes… C’est aussi une nécessité pour nous de rassurer les acteurs économiques. Ce que nous demandaient les entreprises : de la stabilité. Pas à n’importe quel prix, mais à un prix raisonnable. Mais nous avons bien basculé dans un monde de prédateurs économiques. Nous devons aussi nous occuper de la concurrence chinoise sur les produits industriels, encore plus préoccupante que l’attitude américaine. A la réunion du G7 il y a quinze jours, j’ai défendu la nécessité de trouver ensemble, Etats-Unis et UE, un accord avec la Chine pour éviter que nos industries soient mises à mal par une concurrence subventionnée.
A quelles répercussions économiques vous attendez-vous pour la France ?
La filière française la plus exportatrice vers les Etats-Unis, avec 20 % du flux, c’est l’aéronautique, que nous avons réussi à faire préserver. Les premières estimations établissent un impact modeste sur notre économie. A plus long terme, c’est par ricochet la moindre croissance américaine qui peut nous affecter. Tout bien pesé, cet accord est celui qui aura le moins d’effets négatifs sur notre économie. On élimine aussi avec cet accord le coût élevé de l’incertitude : les entreprises vont à nouveau pouvoir se projeter pour investir et recruter.
Vous allez présenter un budget à l’automne, allez-vous réviser les prévisions de croissance du gouvernement qui sont à 0,7 % pour 2025 ?
Nous annoncerons un chiffre révisé à la rentrée. Nous verrons si l’impact négatif de la hausse des droits de douane est compensé par celui, positif, de la levée de l’incertitude.
Vous allez recevoir mercredi les représentants des filières industrielles concernées. Prévoyez-vous un soutien financier ?
Nous avons évité que certains secteurs, comme l’aéronautique, soient touchés. Pour les autres, il faut voir que l’essentiel de notre commerce est intra-européen. Les droits à 15 % entérinent une situation qui existe depuis plusieurs mois. Par ailleurs, c’est aussi pourquoi nous cherchons, aux niveaux français et européen, à diversifier nos partenaires commerciaux pour soutenir nos industries.
Où en êtes-vous des exemptions ? Tout n’était pas limpide dimanche soir…
C’est certain pour l’aéronautique et les pièces détachées de cette industrie. C’est 9 milliards d’euros d’exportations annuelles depuis la France vers les Etats-Unis. Cela devrait aussi être le cas pour les spiritueux. Les discussions doivent se poursuivre pour les produits pharmaceutiques – on comprend que certains génériques seront exemptés – sur l’acier, sur l’aluminium, sur les produits chimiques, sur les semi-conducteurs et sur les vins et les produits agricoles.
Une autre partie de l’accord consiste à acheter 750 milliards de dollars d’énergie et à investir 600 milliards de plus aux Etats-Unis. En quoi ces engagements relèvent-ils de la compétence de la Commission ?
Sur l’énergie, l’Europe veut mettre fin à toute dépendance au gaz russe, qui fournit encore 20 % du GNL… L’essentiel des 750 milliards vise à cette stratégie de désensibilisation. Nous ne pouvions pas basculer plus tôt vers les Etats-Unis, car les trois usines qui produiront pour l’Europe seront opérationnelles l’an prochain.
Et les 600 milliards d’investissements supplémentaires, cela ne relève-t-il pas des entreprises ?
C’est une estimation des flux d’investissements attendus jusqu’à 2029 provenant des entreprises européennes. Dans tous les cas, c’est une décision qui appartient aux acteurs privés.
Tous d’ailleurs n’avaient pas respecté l’appel que vous aviez lancé au patriotisme économique…
Beaucoup si. Nous continuons de nous battre pour la réindustrialisation de la France et de l’Europe, et continuerons à tout faire pour que les investissements se passent chez nous. Pour cela, la France porte l’agenda de compétitivité européenne volontariste et l’introduction d’une préférence européenne dans les achats publics. Et face aux prédateurs, il faut aussi nous défendre. Cela passe par la protection de notre économie, notamment vis-à-vis de la Chine, et la mise en place de nos propres quotas et des droits de douane sur l’automobile, l’acier… Sur tous ces points, l’Europe avance.
Dans le rapport consacré à ce sujet l’an dernier, Mario Draghi préconisait un choc d’investissement à hauteur de 800 milliards d’euros annuels d’ici à 2030, vous êtes partants ?
Il a raison. C’est une bonne chose d’investir plus. Mais nous ne sommes pas désireux de rajouter de la dette, même européenne. Nous avons trop souvent le réflexe de l’investissement public financé par la dette. Il faut favoriser l’investissement privé vers notre économie et concrétiser enfin l’Union des marchés de capitaux. C’est pour cela que j’ai lancé, avec plusieurs autres ministres européens, le label Finance Europe, pour que l’épargne européenne finance la croissance européenne.
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