Un appel «au bon ange de notre nature»
Nommé lieutenant-gouverneur dès 2013, soit le numéro 2 de l’Etat, élu gouverneur en 2020 et reconduit à son poste à Salt Lake City en novembre 2024, Spencer Cox n’a gagné une notoriété nationale que ce 10 septembre. Seul officiel présent après l’annonce du décès de l’influenceur trumpiste Charlie Kirk, il a, certes, dénoncé «un assassinat politique», mais il a créé l’événement en évoquant, dans le même souffle et en signe d’unité, d’autres victimes de la spirale de violence américaine. Outre l’attentat contre Trump en juillet 2024, il a mentionné les meurtres d’une élue démocrate et de son mari dans le Minnesota ou encore l’incendie criminel de la résidence du gouverneur de Pennsylvanie.
«L’atteinte à la liberté d’expression et à la Constitution», que disait incarner l’influenceur d’extrême droite Charlie Kirk, fondateur du mouvement de jeunesse Turning Point USA, lui a donné l’occasion de déplorer «une nation brisée» à la veille du 250e anniversaire de la Déclaration d’indépendance. «
C’est donc ça, le résultat de deux siècles et demi d’histoire ?, a-t-il lancé. Il est temps que nos dirigeants, et surtout chacun d’entre nous, se demandent enfin où nous en sommes, et où nous voulons aller.»
Ce genre d’appel à la conscience humaine, «à la part d’ange de notre nature» emprunté à Lincoln, reste d’ordinaire l’apanage des présidents. Mais Cox, à la tête d’un Etat dont le dernier gouverneur démocrate remonte à 1985, semblait répondre directement aux propos de Donald Trump, maître du Parti républicain. Un chef d’Etat qui, le jour même, loin d’appeler à l’apaisement, trouvait prétexte à une charge forcenée contre «l’extrême gauche», l’ennemi démocrate, en comparant le tir mortel contre Kirk à toutes les dissidences : celles des juges ou celles des agents de la police d’immigration contre sa politique de loi et d’ordre.
S’il a récidivé le lendemain sur Fox News, en désignant la gauche extrémiste comme le danger principal − «méchante, horrible et politiquement habile» − Trump a tout de même trouvé le temps d’appeler le rebelle Cox pour parler de… lui-même, de la menace mortelle qui pèse sur les présidents des Etats-Unis et de la peur qu’inspire le dernier attentat aux élus − républicains − du Congrès. Un appel à la loyauté aux faux airs d’ultimatum ?
Aversion envers Trump
Le gouverneur de l’Utah, déjà en poste à Salt Lake City pendant le premier mandat de Trump, ne lui a accordé son soutien officiel qu’en 2024, après l’attentat à Butler (Pennsylvanie). Il n’avait jamais caché ses réticences, son aversion même, pour un populiste égotique qui, à ses yeux, ne «représente ni le bien ni la bonté», au point de lui préférer les rivaux Marco Rubio, puis Ted Cruz, lors des primaires républicaines de 2016, et de prôner durant toute sa carrière un remède humain au clivage de l’ère Maga.
Aîné des huit enfants d’Eddie Cox, un fermier mormon doublé d’un élu respecté dans son comté et dans diverses commissions de l’Utah, Spencer n’a jamais dérogé aux préceptes de l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours, passant deux années comme jeune missionnaire au Mexique avant de commencer ses études de droit en Virginie et d’élever quatre enfants avec son épouse Abby, elle aussi membre dévouée de l’Eglise mormone.
Il attendra 2016, l’année de sa réélection comme lieutenant-gouverneur pour prendre le risque de participer, à Salt Lake City, à une veillée de solidarité avec la communauté LGBT après le massacre de 49 personnes dans une boîte de nuit gay d’Orlando, en Floride. Un événement durant lequel il présentera symboliquement ses excuses pour ses propos homophobes pendant ses années lycéennes.
Rendre la vie politique moins toxique
Conservateur par nature, hostile à l’avortement, sauf dans les cas de viols, d’inceste et de danger pour la mère, le gouverneur a tenté de contrôler la surenchère extrémiste des élus républicains de l’assemblée de l’Utah, sans réussir à éviter une confrontation épique. En 2022, il oppose son veto à une loi d’Etat bannissant les personnes trans de toute activité sportive dans les écoles, sous prétexte de protection du sport féminin.
«Jamais autant de haine et de peur n’ont été dirigées contre un si petit nombre d’individus, écrit-il alors. Sur 75 000 enfants, 4 sont transsexuels, dont une seule pratique dans une équipe féminine. Ces gosses ne demandent qu’à survivre. Dans le doute, je préfère me hasarder du côté de la bonté et de la compassion.» Pas de quoi attendrir l’assemblée locale, qui outrepasse son veto par une majorité des deux tiers.
Deux ans plus tôt, à la veille d’une élection assurée dans ce bastion républicain, Cox avait déjà osé l’impensable. Pour marquer le contraste avec la campagne outrancière et violente de Trump à la présidentielle, le gouverneur avait invité son rival démocrate à participer à un clip vidéo avec lui. «Montrons au pays qu’on peut mieux faire», proposait-il devant la caméra.
Quelques semaines plus tard, il critiquait vertement ses collègues républicains qui niaient la victoire de Joe Biden contre Trump. Elu président de l’Assemblée nationale des gouverneurs, il lancera avec Jared Polis, son homologue démocrate du Colorado voisin, son initiative fétiche «Disagree Better» («Montrons mieux nos désaccords»), un réseau de dialogue pragmatique entre élus des deux bords, destiné à rendre la vie politique moins toxique et plus productive.
«L’histoire dira si nous avons atteint un moment charnière» de l’histoire des Etats-Unis, estimait-il au lendemain de l’assassinat de Charlie Kirk, espérant que ce paroxysme de clivages puisse redonner la parole à la «majorité épuisée» des modérés du Parti républicain qu’il tente de motiver depuis une décennie.
Il n’oublie pourtant pas que, malgré ses états de service conservateurs, ses efforts de civilité de républicain à l’ancienne lui ont valu un tonnerre de huées des partisans de Trump lors de la convention du parti, qui s’est tenue dans l’Utah en avril 2024. «
J’ai envoyé notre garde nationale à la frontière pour soutenir la politique anti-immigration du Texas, j’ai intenté 60 procès au gouvernement Biden, j’ai supprimé les initiatives de diversité dans l’Utah, s’était-il défendu à la tribune. Mais vous détestez peut-être surtout le fait que je ne montre pas assez de haine.»
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